Je lui aurais peut-être proposé de l'emmener en balade à cheval si la suite n'avait pas eu lieu. Ou si j'avais eu le temps. Ou si j'avais pu m'assurer qu'elle saurait tenir un minimum la route lors des rassemblements de troupeaux. Mais voilà, elle m'accuse d'en avoir profité. Et c'est à demi vrai, parce qu'au début, je la matais pas sciemment. En plus, elle a l'air de croire que je suis pas foutu de baiser dans cette cambrousse, alors que je m'en tire pas trop mal, mieux que certains, au moins. Je matais pas tes seins ! Et pas non plus ton cul. Et puis je me rends compte que je suis coincé pour de bon, que quoique je puisse dire, je m'enfonce. Merde ! Je serre le volant en tendant les bras, mais ce n'est pas de colère, mon ridicule me fait moi-même un peu rire, et je tache de garder la tête haute. T'as une espèce de... d'oiseau. C'est quoi? Et d'accord, je dois reconnaître qu'elle m'attire, un peu du genre coup d'un soir dans la bagnole, avec son sale caractère et sa façon de me coincer, mais j'ai quand même capté les tatouages, ça veut bien dire que j'ai les pieds sur terre.

Je crois que, depuis la toute première seconde, j'ai très envie de le faire tourner en bourrique. Allez savoir pourquoi ! On pourrait dire que je suis comme ça avec la grande majorité des hommes que je rencontre, et c'est le cas... Mais avec lui, c'est encore plus amusant. Je feins donc un air absolument outré et je porte une main à mon coeur en m'exclamant. « Quoi ?! Alors t'es en train de dire que y a rien à mater chez moi, c'est ça ?! » Je secoue vivement la tête en grommelant. « Vous êtes vraiment tous les mêmes... » Et puis je pousse un profond soupir théâtral.

Je le regarde se dépêtrer comme il peut en tentant de détourner mon attention, et je décide de ne pas m'arrêter en si bon chemin. « L'oiseau ? » Je pince les lèvres. « C'est parce que c'est le symbole de la liberté, et en même temps le symbole de la rébellion avec son bec pointu, tu vois, c'est pas un oiseau qui se laisse marcher sur les pattes... » Je ne tiens pas plus d'une minute ce discours ridicule avant de lâcher un rire à nouveau. « Putain non, j'te fais marcher, c'est parce que j'trouvais ça joli c'est tout. »

Moi, je commençais à trouver ça séduisant tel qu'elle le décrivait. Ca lui ressemble bien, pour le peu que je connaisse d'elle. Alors quand elle avoue me faire marcher, en plus des multiples piques qu'elle me balance si aisément, je ris de plus belle. On dirait pas comme ça, mais je sais faire preuve d'auto-dérision, même si j'ai levé les yeux au ciel et que ça m'a un peu vexé tout de même. Putain t'es pas possible... T'es pas possible, j'y crois pas. Je le dis avec un certain désespoir teinté d'amusement. Elle sait faire la poète comme la sale gosse et je secoue la tête en prenant la route de droite où pointent les lumières de la maison familiale et l'entrée de l'une des granges. Une autre fois, tu m'apprendras où t'as appris à r'tourner la moindre parole contre celui qui l'a prononcée. Je tourne les clés pour éteindre le moteur et je regarde vers la grange pour masquer mes pommettes encore aussi rougies que celle d'un gars qui boit trop. Voilà. Histoire de la prévenir qu'on était arrivés, au cas où elle ne l'aurait pas remarqué. le bâtiment n'est pas en mauvais état, mais il n'a rien du pimpant des grands ranchs du coin.

Les gens sont très souvent déçus, parce qu'ils s'imaginent nécessairement que tous les tatouages doivent avoir une signification. En réalité, j'en ai trop à présent pour que ce soit le cas. Certains, bien-sûr, ont une symbolique particulière à mes yeux, mais il y en a aussi beaucoup que je trouve seulement très beaux et qui ne veulent rien dire de précis. Et je dois dire que la réaction de Joseph vaut tout l'or du monde -enfin c'est une façon de parler, hein- parce qu'il a l'air complètement déstabilisé.

Je ris de bon coeur moi aussi, parce que l'auto-dérision est une qualité que j'apprécie énormément, et je concède. « J'te donnerais même des cours si tu veux. » Il arrête la voiture et j'essuie le coin de mes yeux parce qu'on a bien ri durant ce trajet, beaucoup plus que je ne l'aurais parié lorsque la soirée a commencé en sa compagnie. « Alors où est mon carrosse ? »

Il me semble intéressant de retenir cette information. Si je suis objectif, je dois reconnaître qu'il me serait utile de savoir faire comme elle. Mais je ne suis pas objectif, et je ne suis pas comme elle. Du menton, encore, je désigne la maison, ou plus précisément la face dans l'ombre de la Lune. C'est du moins là que j'ai laissé mon pick-up la dernière fois que je l'ai conduit, pas plus tard que ce matin. T'es très princesse, hein? Ma fille a regardé Cendrillon vingt-cinq fois, je suis à peu près sûr de pouvoir compter, et je cause même pas des autres Disney. J'aime pas, je trouve ça con, à part Le Roi Lion, mais Sara choisit toujours ce qu'on regarde. La citrouille, le carrosse, les jolis oiseaux, tout ça... Je me penche vers la boite à gants où je range toujours les clés de ma bagnole puis j'ouvre la portière et sort de la caisse de course que je rangerais plus tard, et que je devrais penser à faire repeindre, ce qui va me coûter la maigre somme qui ne m'a même pas remboursé ma mise avec ma troisième place.

Je hausse les épaules, le regard rieur, sans même chercher à démentir ses propos. « Mmh, les chaussures de vair et les robes à froufrous, aussi, c'est tout moi. » La tenue que je porte aujourd'hui montre bien que ce n'est qu'une vaste plaisanterie... En revanche je ne peux pas nier que je suis... Mon père aurait dit capricieuse et oui, j'ai toujours eu tendance à me comporter comme une princesse, comme si tout m'était dû, notamment avec la gent masculine. Je ne vois pas où est le problème.

J'attends qu'il ouvre sa portière pour faire de même avec la mienne, et nous sortons tous les deux de la voiture. A cette heure, il doit faire aux alentours de dix degrés, et je frissonne malgré tout, je devrais vivre sous les tropiques pour être vraiment dans mon élément.

Si j'étais la voix dans sa tête, je lui dirais qu'il y a bel et bien un problème. J'en cause jamais parce que j'en suis pas fier, mais je me suis fait avoir une fois, trop longtemps, par une pseudo-princesse et j'y remettrais pas les pieds. Même si c'était plutôt une Javotte. Putain, si j'étais vraiment dans sa tête alors je m'étonnerais de remettre un prénom sur l'affreuse demi-sœur de Cendrillon. Mais puisque je ne suis pas dans sa tête, je ne peux que rétorquer: Merde, ça doit pas être pratique, des chaussures d'verre, et les froufrous, ça fait très mexicain. J'ai rien contre les mexicains, rien de plus que contre les autres en fait, en revanche, j'ai toujours cru qu'il s'agissait de chaussures de verre et pas de vair.

Ma chienne arrive en trombe au moment où les phares de ma voiture de travail s'allument et je suis surpris qu'elle ne l'ait pas fait plus tôt. D'habitude elle débarque avant même que j'aie pu poser le pied au sol, mais je lui flatte les flancs pour lui rendre son accueil. C'est une petite batarde de rien du tout, haute sur pattes, noire et blanche, le poil rêche et les oreilles qui n'ont pas été coupées car récupérée trop tard, avec un enthousiasme démesuré. Le pire chien que puisse espérer un cowboy, en fait, qui a tellement bon cœur qu'elle fait la fête à tout le monde, Charlie comprise.

En réalité, je suis une femme terriblement indépendante et c'est d'ailleurs bien pour ça que je ne suis jamais parvenue à avoir de relation vraiment suivie avec un homme, parce que je pète trop vite les plombs. Je me sens rapidement étouffée, j'ai peur qu'on m'enferme, je ne supporte pas les prises de tête, je veux tout faire toute seule, tout le temps... Je ne me permets ce comportement de princesse que quand ça peut m'apporter quelque chose, quand il n'y a pas de sentiments au milieu de tout ça, quand ça ne compte pas, en somme.

Je n'ai pas vraiment le temps de poursuivre la plaisanterie qu'une boule de poils court dans notre direction, et je me penche instinctivement pour imiter son maître et lui flatter le dos. On n'a jamais eu d'animal de compagnie, parce que forcément sur les routes c'était pas super pratique, mais j'ai l'habitude pour autant qu'il y ait des animaux autour de moi et je suis plutôt à l'aise avec eux. « Et ben voilà, le carrosse et le fidèle compagnon, un vrai Disney. »

Je ne suis pas surpris de voir Maya sauter sur Charlie, et il me plaît de la voir se faire gratter le dos et se dandiner de la sorte. Je ne vais pas lui faire remarquer qu'elle l'aime bien parce que cette chienne aime tout le monde, mais sa folie est assez notable pour qu'elle soit soulignée. et me fasse sourire. Hé, p'tit rat... Viens, viens ici. Et elle m'obéit après avoir largement léché les doigts de la tatouée. Elle gambade entre mes jambes pendant que je me dirige pour de bon vers le pick-up et je fais donc de grands pas. Elle est infernale quand elle veut... Tiens, la caisse est là. Et je tends la main pour lui laisser les clés. Fais attention, elle a pas l'air mais elle accélère très bien. Tu fais gaffe, hm... Et tu m'appelles demain pour me dire quand je peux la récupérer. j'dois aller à Ganbury au matin. Pour voir Sara. C'est là que t'habites ?

Je ne peux réprimer une légère grimace lorsqu'elle vient me lécher les doigts. J'ai dit que j'étais habituée à avoir des chiens autour de moi, pas que j'aimais avoir leur bave poisseuse sur les mains ! Je m'essuie sur mes fringues en grimaçant tandis qu'il m'entraîne vers ce que je suppose être son deuxième bébé. J'étire un nouveau sourire. « Oui, c'est là que j'habite, je t'enverrai l'adresse quand je serais réveillée. Pas avant, j'ai pas envie que tu viennes me tirer du lit à six heures du mat' pour récupérer ta bagnole. » Enfin, je tends le bras pour récupérer ses clés de voiture, et ce faisant je me penche dans sa direction. Mes lèvres effleurent sa joue et je murmure. « Merci pour la balade, cowboy. » Je dépose un baiser à la lisière de sa barbe, et je me redresse pour déverrouiller la voiture.

Maya ne cesse pas de nous tourner autour, même quand Charlie se rapproche bien trop de moi. Je ne m'y attendais pas du tout. Je reste interdit. Évidemment, ce n'est pas la première fois qu'une femme me parle sur ce ton et m'embrasse la joue, j'ai trente six ans quand même, mais merde, ce rapprochement n'est pas pour me déplaire. C'était sympa. Je ne me fais pas d'illusions sur le rôle qu'elle joue, et puis j'ai des vaches à rassembler dans quatre heures et demie, moi. Et m'ecarte d'elle et de la caisse pour prendre appui contre la bâtisse, et je tape sur ma cuisse pour appeler la chienne à moi. J'ai envie de voir comment Charlie conduit, après quoi, j'irais me pieuter. Rentre bien. Je lui demande pas de m'envoyer un texto quand elle est rentrée, c'est loin d'être une gosse.

Je le sens quelque peu déstabilisé et puisque, en toute honnêteté, c'était bien là mon but, j'ai un petit sourire amusé en prenant place dans sa voiture. Je n'ai certes pas son niveau de pilote mais je suis bonne conductrice, notamment parce que j'ai joué les taxis pour mon père et ses potes dès que j'ai été en âge de conduire. J'ai l'habitude de conduire souvent, partout, et toutes sortes de véhicules à quatre ou à deux roues. En somme je ne suis pas inquiète quant au sort de la voiture qu'il me prête, je sais que j'en prendrais soin. Je m'éloigne d'autant plus prudemment que je ne voudrais pas attirer l'attention de flics sur la route ce soir, ce ne serait vraiment pas le moment...

Il est presque deux heures du matin lorsque j'arrive chez moi, et comme toujours je ne parviens pas tout de suite à trouver le sommeil. Je cogite en me repassant les événements de la soirée, en me demandant ce qu'il est advenu des autres aussi, et je ne sombre qu'une paire d'heures plus tard. Aussi, il est passé midi, lorsque je suis suffisamment réveillée pour écrire à Joseph.