Elle pique encore, Charlie. Je vais pas m'excuser de m'être défendu. Cette fille a un caractère de vipère qui, je l'avoue, me plaît désormais bien. C'est pas pour rien que j'ai supporté cette connasse de Maggie pendant quinze ans. Merde, c'est pas bon de penser à elle avant la course, ça me fout toujours en rogne. J'essaye de me détendre mais je prends un air sévère, proche du jugement. Tu devrais remédier à ça. Si tu vis ici, faut que tu saches faire plus que les touristes qui viennent en balade sur des chevaux trop vieux pour encore s'énerver. J'expire la fumée par le nez et, grand seigneur, je lui réponds: À cinquante bornes d'ici, au Ranch Walken. Je peux demander à un de mes cowboys de t'apprendre un peu, et gratos, si tu peux me dire où aura lieu la prochaine course... Il s'agit pas d'entuber Alistair, s'entrainer en terrain réel n'est pas interdit, c'est même plutôt malin, et ca fait partie du jeu.

Mes sourcils se froncent légèrement. « J'vois pas pourquoi j'devrais faire différemment, y a déjà des tas d'choses que j'fais bien mieux que la plupart des gens du coin. » En l'occurrence je n'ai pas l'ambition d'aller bosser dans un ranch, je ne crois pas que ce genre de vie serait faite pour moi ! Et comme j'habite et travaille en centre-ville... Je n'ai pas besoin de monter à cheval.

En revanche c'est la seconde fois que Jo' se montre particulièrement culotté, et cette fois il m'arrache un rire bref, et franc. « Oh merde je connais Alistair depuis que j'suis gamine et tu crois que j'vais balancer ses infos à un type que j'ai rencontré y a une heure ? » Alistair était un ami de mon père, aussi même si je n'ai pas vécu ici enfant, je l'ai vu souvent. Je secoue la tête, le regard encore rieur. « J'crois même que tu m'respecterais pas beaucoup, si j'te donnais ce genre d'infos. Non pas qu'tu m'respectes déjà. »

Je ris de concert avec elle parce que je me rends compte que j'ai encore un peu poussé. Je suis un peu surpris qu'elle ne prenne pas la mouche mais je ne vais pas m'en plaindre. Je secoue lentement la tête en écrasant avec prudence mon mégot sur ma semelle. J'aurais tenté, tant pis ... Si t'avais accepté j'y aurais vu un échange de bons procédés. Si les autres sont trop cons pour pas demander, s'ils ont pas la gagne autant qu'moi on n'y peut rien... On est en Amérique quand même, ma proposition était légitime. Je dis rien par rapport au respect. Je commence à la considérer, mais le respect c'est tout autre chose. Tiens, Alistair veut donner le départ... Je décolle mon cul de la caisse qui ne m'appartient pas et j'enfile mes gants en faisant quelques pas en direction de ma voiture avant de m'arrêter brusquement, sourire mordu. Ah. Pour le cheval. Ça muscle le cul.

« Ouais, nan, ça c'est c'que tu dis pour t'rassurer. Les autres sont juste plus loyaux qu'toi. » A mes yeux ce n'est pas une question de gagne, mais bien de loyauté, et je le dis sans jugement parce que je ne suis pas réputée pour être la meuf la plus loyale qui soit... Ou plutôt si, je suis extrêmement loyale une fois qu'on a gagné ma confiance. C'est seulement que cette dernière ne s'obtient pas aisément du tout, et c'est encore un euphémisme !

Comme l'endroit d'où doit partir la course, je me lève à mon tour en prenant soin de refermer le coffre, et de verrouiller la voiture, il ne faudrait pas que le fric disparaisse. Si je m'avance moi aussi, c'est parce que je dois donner le départ avec Alistair, pas parce que je tiens à tout prix à suivre l'arrogant qui me tient compagnie ce soir. Sa remarque pique un peu, mais je garde un visage impassible en lâchant, parce que ça signifie quand même qu'il a maté mon cul. « Tant qu't'as pas touché, t'as pas le droit de donner ton avis... Et t'es pas prêt de toucher. »

Je suis un cowboy. C'est dans mon sang. C'est bien la seule chose que je n'ai jamais nié dans ma vie. Dans le manège, quand on est face à un cheval difficile, on le provoque. On le pousse à bout en essayant de ne pas lui montrer à quel point il est proche de mener la danse. Eh bien les femmes, c'est la même chose. Une envie animale me brûle soudainement les tripes parce que c'est comme un défi qu'elle me lance. On verra. Je replace mon chapeau et monte dans ma bagnole.
Je préfère me détourner et ne pas causer de loyauté. Certes je connais Alistair depuis moins longtemps qu'elle mais je sais que je n'ai pas intérêt à me le mettre à dos. Est ce qu'il se vexerait ? Je ne pense pas. Mais ma loyauté ne va pas vers lui, elle est déjà dirigée ailleurs.

Pendant cinq minutes, peut être seulement quatre, j'étais à deux doigts de me convaincre qu'il n'était pas aussi agaçant qu'il en avait l'air au premier abord... Et il vient de me rappeler que la première impression est toujours la bonne, et que je ferais mieux de me fier à mon instinct ! Je ne prends pas la peine de renchérir, ce serait ridicule que de passer quinze minutes à le convaincre qu'il ne me touchera jamais le cul, on a tous les deux autre chose à faire.

Comme il s'installe dans sa voiture, je vais me placer à côté d'Alistair. J'aimerais avoir un flingue pour tirer en l'air et avertir que le départ est lancé, mais ce serait le meilleur moyen d'alerter les flics et la course va déjà être suffisamment tendue comme ça. Alistair me file donc, à mon grand désarroi, un drapeau que je lève au-dessus de ma tête, bras tendu. J'attends quelques instants qu'Al me donne le signal, on compte ensemble et j'abaisse le bras.

Les moteurs commencent par ronronner calmement, mais comme des félins qui cherchent à s'intimider, ils en viennent bien vite aux rugissements. Les roues crissent sur le bitume quand le départ est lancé. Nous sommes tous aussi concentrés. On a tous l'habitude. On cherche tous à provoquer l'adversaire. Du moins lorsqu'on le voit. Moi, je vois Matt dans le rétro, il me serre le cul comme si sa vie en dépendait. Il n'a toujours pas compris que ce n'était pas ainsi qu'on gagnait du terrain, alors je m'amuse un peu avec lui en lui donnant de l'espoir. Un écart ici, la carrosserie qui frôle la mienne un coup de frein pour lui, d'accélérateur pour moi. La vitesse pointe à 180 mais la Mustang tient amplement le coup. C'est évident qu'il s'agit là du parcours le plus simple en terme de maîtrise, une quasi ligne droite. La seule difficulté consiste à passer cet énorme nid de poule puis sans heurts ce virage à 90, et cet autre qui ramène sur la route de Cresson. C'est bien là qu'on risque le plus de dégager dans le décors ou de perdre sa place. Je ne regarde pas mon compteur mais je sais que ma vitesse est folle. Je le ressens dans les vibrations du moteur, loin des 180 de tout à l'heure. J'espère qu'ils ont dégagé la piste parce qu'on arrive. Le circuit a cela de vicieux qu'il est court et quand on retourne à la ligne d'arrivée, on poursuit encore quelques centaines de mètres.

C'est ce qu'il y a de plus frustrant dans ce genre de courses, celles qui ne sont pas sur des circuits officiels mais seulement en ville... On ne peut pas suivre toute la course, on est forcés de rester là, sur la ligne d'arrivée, à attendre qu'ils arrivent. Mais on loupe tout le suspense, les doutes, l'adrénaline. On ne les voit pas se doubler, reprendre l'avantage, le perdre bêtement. Et contrairement aux courses officielles, celles qui passent à la télévision par exemple, on n'a même pas de caméras pour avoir un aperçu de la course.

Non, tout ce que l'on peut faire, c'est les voir réapparaître à l'horizon, et puis franchir la ligne d'arrivée. Je serre mes mains l'une contre l'autre en me hissant sur la pointe des pieds pour me grandir, comme si ça pouvait me permettre de voir plus loin, ce qui n'est absolument pas le cas. Mais je distingue les phares qui percent bientôt la pénombre, et je ressens une pointe d'excitation alors même que je ne subis pas la vitesse. Seulement voilà, en même temps que les bagnoles des concurrents s'élèvent les sirènes des voitures de police.

Je vois les lumières avant d'entendre les sirènes. Je sais que ma position dans la course n'est pas des meilleures parce que je vois encore les phares devant moi. Je m'inquiète un peu pour Matt mais je me rassure rapidement: sa caisse va beaucoup plus vite que celle des flics et masquer sa plaque est obligatoire pour les courses. Ce sont parcontre tous les spectateurs en bout de piste qui risquent de baver... La gonzesse du club me causait de loyauté, tout à l'heure. Eh bien c'est à moitié par amitié pour Alistair que je fais demi tour pour retourner à la ligne d'arrivée et que ma voiture dessine un arc de cercle noir sur le bitume. Je pourrai me tirer comme un connard mais je préfère embarquer quelques personnes, histoire qu'elles se taisent et qu'on ne vienne pas nous saisir les caisses. Grouillez ! Désormais, je vois distinctement les voitures de la police du comté et j'allume les plein phares pour les empêcher de voir mon visage, au cas où, avant de redémarrer en trombe. Ils ne devraient pas être si difficiles à semer...

Tout le monde réagit forcément très vite, mais les seuls à être réellement en mesure de faire quelque chose sont les mecs qui approchent dans leurs voitures. Les spectateurs, à pieds, savent déjà qu'ils ne parviendront pas à échapper aux flics, mais à dire vrai ils ne sont pas eux-mêmes en train d'enfreindre la loi... Enfin moi je le suis. Alistair se précipite vers sa voiture, et je ne peux pas le blâmer parce qu'il a beaucoup trop de fric dans le coffre et que s'il le perd, les quatre conducteurs vont lui tomber sur le râble... Les conducteurs et les autres personnes qui auraient pu avoir l'idée de miser. En somme : il se tire avant qu'on ait pu le rejoindre et je me retrouve comme une idiote parce que je n'ai pas de voiture.

Mais à ma grande surprise, Jo' fait demi-tour vers la ligne d'arrivée, et je ne réfléchis pas quand je m'engouffre dans sa voiture, sur le siège passager. Je suis la seule à monter avec lui et il redémarre en trombe pour échapper aux flics. La chance qu'on a, c'est que c'est un peu le bordel et que Jo' roule vite. Je regarde derrière moi pour tenter de voir la trajectoire qu'ils prennent, et je préviens. « J'crois qu'ils vont se rabattre sur le type derrière nous, il roule plus doucement. Tourne à gauche, là ! »

Personne ne l'avoue vraiment mais c'est toujours à ce moment là que la course commence vraiment. Mes lèvres s'étirent sous le coup de l'adrénaline, parce que je sais ce que je risque si par miracle les flics parviennent à nous arrêter. Ta ceinture. Je le dis fermement parce qu'il n'est pas question que je doive en plus emmener Charlie aux urgences parce qu'elle s'est fracassé le crâne dans l'habitacle. Je tiens mon volant d'une main et de l'autre je cherche mon téléphone dans la poche intérieure de ma veste et je le passe à la barmaid. C'est un smartphone qui a presque l'âge de ma fille parce que je ne vois pas l'intérêt d'avoir du dernier cri. Bien vu, Copilote. J'eteins les phares et je braque le volant juste après pour suivre la route de gauche. Appelle Matt, dis-lui de prendre la première à droite et rappelle lui ce qu'il arrivera s'il se tait pas. J'ai jamais trop aimé les séjours à l'ombre.

S'il ne m'y avait pas fait penser, j'aurais oublié d'attacher ma ceinture, et je n'avais pas l'intention de le faire. Mais parce qu'il roule vraiment vite et que je suis moi aussi poussée par l'adrénaline, je m'exécute sans protestations. Je suis capable d'être docile lorsque la situation l'exige réellement, même si j'ai aussi tendance à prendre des risques inutiles mais il s'agit là d'une toute autre histoire. Je lutte donc une seconde contre la ceinture parce qu'à vouloir tirer trop fort elle ne vient pas tout de suite, et je m'attache en relâchant mon souffle.

Il me file son téléphone et il ne me faut pas longtemps pour trouver le seul Matt de son répertoire. L'ennui, c'est que ça sonne dans le vide et je jure. « Il répond pas... Où est-ce qu'on va ? » J'ai toujours le regard braqué sur le rétroviseur mais j'ai déjà la sensation que les flics s'éloignent, et j'espère qu'ils ne sont pas seulement en train de nous prendre à revers.

Je ne quitte pas la route des yeux un seul instant. Si mon père m'a appris une chose dans la vie, c'est bien d'être prudent et concentré. C'est une chose que j'exécute à la perfection, et aucun nid de poule n'interrompt ma course. Quand je constate que les sirènes se font plus lointaines, que la lumière s'estompe dans la nuit, je décélère parce qu'il ne s'agirait pas de les alerter avec le bruit de mon moteur. Merde. Faut pas qu'ils le chopent... Tu le connais bien? Je me mordille l'intérieur de la joue en me faisant tout un scénar. Et si Matt balançait chacune des personnes impliquée pour sauver sa peau? Non... Non, il ne ferait pas ça, parce qu'il sait que sa peau ne vaudrait plus grand chose, alors que s'il croupit un peu à l'ombre, on prendra soin des siens. Je m'arrête près d'une petite crète. Le Texas n'est pas aussi plat que tout le monde semble le croire, et le semi-désert nous offre tout de même quelques protections. La nuit est noire, seule la Lune éclaire un peu les alentours, et c'est tant mieux car les quelques buissons dissimulent la carrosserie de ma caisse qui est de toutes façons trop sale pour refléter la lumière. J'ouvre la portière et m'allume une clope après avoir tendu mon paquet à Charlie. On va rester là une petite heure. Je pourrais pas te raccompagner chez toi, ils vont reconnaitre ma bagnole. Il faudra que je fasse quelque chose à ce sujet. Ou je te ramène au ranch, ou t'appelles quelqu'un pour qu'il vienne te chercher.

Je dodeline de la tête. « Bien, je ne sais pas, ça ne fait pas un an que j'suis là... J'le connais un peu. » J'ai déjà rencontré sa femme, mais ce n'est pas un gars que je vois en-dehors du bar, c'est seulement qu'il y vient souvent. Je ne sais pas si je peux dire que je le connais seulement parce qu'il vient boire des coups toutes les semaines... Ce n'est pas comme Alistair, que je connaissais déjà avant.

Heureusement la vitesse ne m'effraie pas en voiture, et j'apprécie la montée d'adrénaline légèrement assombrie par l'idée qu'on pourrait se faire choper. Aussi lorsque Jo' arrête finalement la caisse, j'ai la sensation de reprendre mon souffle après une longue apnée, mais je ne me sens pas vaseuse pour autant. En revanche je ne suis pas contre un peu d'air frais et j'ouvre ma fenêtre avant de prendre une cigarette dans un sourire reconnaissant. « Tu me ramènes au ranch ? Qu'est-ce que je vais foutre au ranch ? Je bosse demain. » Putain ça m'arrange pas du tout ces conneries.

J'aurais préféré qu'elle me dise qu'elle le voyait tous les week-end et qu'elle allait à la messe avec lui et sa petite famille, qu'il ne baverait jamais, plutôt crever. Mais visiblement, cette fille a choisi le chemin de la déception. Je repose ma nuque contre l'appui-tête et expire lentement mais de façon audible la fumée de ma clope. J'ai confiance en Alistair, je sais qu'il ne choisit pas n'importe qui pour participer aux courses, mais j'ai quelque chose à protéger. Quelqu'un. Et Maggie serait bien trop contente que je finisse derrière les barreaux, elle n'aurait plus d'efforts à fournir pour son travail de sape. Ces pensées se bousculent dans ma caboche, mais je garde mon sang-froid. C'est la baisse d'adrénaline qui me fout le cafard, on dirait. Ecoute, Charlie... Il est hors d'question que je retourne en ville cette nuit. Je vais devoir planquer ma caisse pendant une éternité, j'suis même pas sûr qu'ils sauront la repeindre avant une bonne semaine... Je réfléchis un instant, j'essaye de me mettre un peu à sa place, et durant ce temps je la regarde. Non, elle n'a définitivement pas l'air d'une de ces salopes qui vivent aux dépens des autres. Bon... On va au ranch, je te prête une caisse pour que tu rentres chez toi, et je viens la chercher demain. Ca t'va ?

Je pousse un profond soupir de désapprobation, parce que j'aurais préféré, moi, qu'il me raccompagne en ville ce soir, avec une autre voiture, avant de retourner au ranch. Seulement je sais aussi que je ne peux pas me montrer trop casse-burnes parce qu'il est déjà bien gentil de m'avoir ouvert sa portière ! Je finis donc par concéder, après un temps de silence et une bouffée de nicotine : « Ouais, ça m'va... C'est d'toute façon pas comme si j'avais le choix... » Et puisque nous sommes, en prime, partis pour rester assis ici pendant une bonne heure, je me laisse aller plus franchement contre le dossier de mon siège, glissant vers le bas dans le mouvement qui me tasse. J'étends mes jambes autant que la place dans l'habitacle me le permet, et je demande en zyeutant l'obscurité. « Jo c'est l'diminutif de quoi ? »

Faut toujours qu'elle désapprouve, même quand je trouve la meilleure solution. Je crois que je commence à la cerner. Je lui imagine une petite vie où elle est fille unique et n'a jamais eu à argumenter pour qu'on lui donne quoique ce soit. Elle est mal tombée avec moi. Mais comme elle, je me résous à me détendre davantage, et parce que je ne peux pas m'étendre autant qu'elle le fait, je grogne. J'ai pas non plus envie de sortir, j'ai travaillé toute la journée et la fatigue commence à se faire ressentir. Sa curiosité me surprend, cependant. Joseph. Je replie ma jambe sur ma cuisse et je gratte de l'ongle la terre qui macule le cuir. Je sais, y'a mieux, mais Izaak et Joël étaient d'jà pris par mes frères. Je renifle un rire parce que je n'aurais préféré ni l'un, ni l'autre. Je fais comme tout le monde, je vais à la messe de temps en temps, mais faut pas pousser. Du coup... Reste sur Jo, hm? Tu lances aussi l'départ la semaine prochaine?

Joseph. Je ne m'étais étrangement pas imaginé ce prénom là, je ne sais pas pourquoi je supposais qu'il s'appelait John, Jonathan... Jordan ? Non, il n'a pas une tête de Jordan. « Sérieux ? Tes frangins s'appellent Izaak et Joël ? » Et je pose cette question absolument naze dans un sourire pourtant intéressé. « Et du coup, l'surnom de Joël, c'est quoi ? » Ce n'est pas que je tienne absolument à connaître toute sa vie, seulement je ne supporte pas le silence, et l'idée de passer une heure à l'écouter respirer -ou ronfler- dans cette bagnole me donne des bouffées d'angoisse. « Jo c'est trop court, il manque une syllabe... Et oui, normalement je lance le départ de la semaine prochaine, comment ça s'fait que j't'ai jamais vu avant ? »

Je tire une sale gueule, sur le coup, parce que c'est ma nature, mais je finis par pousser un véritable rire. Sérieux. Sa réflexion est juste, et je ne me l'étais jamais faite. Joël-le-casse-couille n'est pas un diminutif, après tout. Ben c'est... Joël, en fait. J'crois pas qu'il ait déjà eu de surnom autre que "Connard" mais y'a autant de syllabes alors... J'écrase mon mégot contre la semelle de ma botte avant de le balancer sur la terre sèche. Je crois que je suis satisfait qu'elle me réponde positivement. Pas que j'ai le béguin pour elle et que je cherche absolument à la revoir, mais ça fait plaisir de retrouver des visages connus dans le milieu, et si on peut se mettre celle qui tient les paris dans la poche... Ou au moins avoir sa sympathie, on ne dit pas non. J'ai pas concouru pendant des mois, j'avais.. Euh... 'Fin c't'une longue histoire. Que je ne compte pas étaler. Tu dis que Jo c'trop court ? C'pas l'principe d'un diminutif? Qu'est ce que j'ajouterais?

Je hausse un sourcil. « Connard, mh ? J'vois qu't'es issu d'une fratrie unie par l'amour et la bienveillance, c'est beau. » Si je le charrie c'est sans doute parce que je n'ai aucun élément de comparaison, je n'ai pas de frangins à emmerder, ni après lesquels râler. Et si mon père a toujours été très entouré, d'amis, je me suis rendue compte que la famille et les amis étaient deux choses différentes, lorsqu'il est mort. Parce que tous ces gens-là (du moins l'immense majorité d'entre eux) ont disparu de mon univers lorsque mon père a cessé d'en faire partie. Il m'arrive de regretter de n'avoir pas eu un frère ou une soeur avec qui partager tout ça.

J'acquiesce d'un air entendu quand il me fait comprendre qu'il avait des raisons personnelles de ne plus participer aux courses, et je laisse couler pour le moment. « J'suis pas fan des diminutifs, justement. Les surnoms, oui, pourquoi pas... Les diminutifs, c'pour les flemmards. J'te connais pas assez pour savoir quoi ajouter derrière encore. A part "Jo' le casse-burnes", j'veux dire... »

C'est pas peu dire que ma fratrie n'est qu'amour et bienveillance si on verse dans l'ironie. Je sais pas trop ce qui n'a pas bien fonctionné là dedans, j'ai toujours été le sale rejeton de la famille, et ma seule attache d'intérêt là dedans, c'est ma petite sœur. Le pire dans tout ça, c'est que c'est encore elle et moi qui avons le mieux réussi, c'est dire le niveau des Walken, et quand Papa crèvera, tout crèvera en même temps. Je sais qu'elle, elle restera de mon côté quoiqu'il arrive, réellement bienveillante et pleine d'amour. Je fais mine d'être outré et vexé à la fois en regardant Charlie du coin de l'œil, mais je passe un plutôt bon moment, alors difficile de rester sérieux. Jo-le-casse-burnes c'est long. Et puis... Là, je laisse traîner mon regard sur elle, j'exagère. J'aurais jamais cru que t'avais des burnes. Ca vient d'là, Charlie ? Je pourrais faire une réflexion sur sa poitrine qui n'est pas bien fournie d'après ce que j'ai pu constater mais l'expérience m'a appris que ça pouvait aisément m'attirer les foudres. En plus, c'est toi qui m'est carrément rentrée d'dans au bar.

Sans ciller, sans broncher, je réponds aussi sérieusement que j'en suis capable, en hochant gravement la tête. « Ouais, ça vient d'là. Faut pas se fier aux apparences. » Je ne manque pas de confiance concernant mes atouts physiques. Oh, pourtant je sais bien que je ne possède pas les formes les plus avantageuses qui soient, mais je sais que j'ai d'autres qualités, et je me trouve même plutôt jolie depuis que je suis entièrement couverte de véritables œuvres d'arts.

Je roule des yeux à sa réflexion. « J'te suis rentrée dedans ? T'étais en train de mater mes seins comme si t'avais pas niqué depuis six mois, mais p't'être que c'est l'cas, hein, j'en sais rien. » Je hausse les épaules. « Et ensuite t'as voulu m'demander des infos sur un type, tout en m'reprochant d'vouloir savoir pourquoi tu voulais des infos. » Je conclus donc d'un ton bref. « Jo le Casse Burnes, ça te va comme un gant. »

J'ignore pourquoi ce putain de sourire me fend la face quand elle me répond. peut-être que j'aime bien qu'elle me tienne tête, ce que j'appréciais pas des masses quand on était au Barn & Barrel. L'adrénaline est redescendue depuis longtemps, je ne songe même pas vraiment à Matt qui bavera peut-être, mais Charlie maintient mon humeur un peu au dessus de la fatigue et de l'envie de rentrer chez moi. Face à l'évidence qu'elle annonce, je pince des lèvres et j'acquiesce. Je ne vais pas avouer mes torts, c'est pas mon genre, d'autant que je me souviens très clairement m'être un peu excusé tout de même et avoir par là déjà outrepassé mes principes. Hm. N'empêche que je t'ai embarquée dans ma caisse alors que t'aurais pu te retrouver la face dans l'sable, que j'vais te ramener chez moi et te prêter une caisse pour que tu rentres chez toi. Si j'suis casse-burnes, quand même, t'as un seuil d'tolérance limite. D'ailleurs, passe ton téléphone. Je tends la main pour le lui réclamer.

C'est un concours d'ego où, soudain, on règle chacun nos comptes, mais je suis dans de meilleures dispositions que je l'étais tout à l'heure, alors ça me fait sourire. « Moi c'que je note c'est que je vais devoir rentrer chez moi par mes propres moyens... Mais bon je savais d'jà que t'étais pas un gentleman alors j'suis pas vraiment surprise... » Le petit sourire en coin qui étire mes lèvres lui indique, malgré tout, que je plaisante cette fois-ci. Je plisse le museau en récupérant mon téléphone, dans la poche intérieure de ma veste. « Mon téléphone ? Pour quoi faire ? »

Je secoue la tête en souriant parce qu'elle en fait clairement trop. Elle abuse de façon notable parce qu'elle sait pertinemment que je ne peux pas la ramener. Pourtant je l'aurais fait si j'avais pu, la ville est sur la route, et j'aurais pas eu à prêter une caisse. Mais je lui prend le téléphone des mains. Pas un gentleman... J'suis un Cowboy, c'est presque pareil M'dame. J'essaye de le déverrouiller mais je n'y parviens pas car, malgré ma prudence naturelle, le mien ne comporte ni code, ni symbole à dessiner pour seulement laisser quelqu'un y déposer son numéro. Déverrouille le, c'est juste pour mon numéro. Faut bien que j'récupère ma voiture demain.