17 février ; 21h54

Le jour, Barn & Barrel est le diner de routiers par excellence. Situé pile sur l'immense nationale qui traverse Granbury de part en part, l'établissement accueille les types qui s'arrêtent pour ce qui est souvent leur dernière étape avant Fort Worth. Le service est continu, mais les commandes sont celles, rapides et efficaces, d'hommes qui n'ont que peu de temps à perdre pour bouffer. C'est la partie du job la plus facile. Il suffit d'avoir une bonne mémoire, d'adresser de jolis sourires, de rappeler aux clients qu'ils n'ont pas vu leur nana depuis trop longtemps, et le tablier autour de ma taille se remplit de pourboires en un temps record.

Le soir, c'est autre chose. Shane, le proprio, a réussi ce miraculeux tour de force que d'être considéré comme le lieu typique dans lequel les locaux, et les cowboys des environs, aiment à se retrouver autour d'une bière, d'un bon steak, pour écouter de la musique country digne de ce nom. La scène est occupée tous les vendredis et samedis soirs, et toutes les occasions sont bonnes pour organiser des soirées à thème. Elections, matchs, fête nationale, ... Comme si les texans avaient besoin d'une excuse béton pour s'autoriser à se pinter. Et comme tous les vendredis soir, je sais déjà que la soirée va être mouvementée. Josh, à l'autre bout du comptoir, le sait lui aussi, et c'est un sourire goguenard qu'il m'offre en jetant sa veste sur son épaule. « Courage terreur, la soirée n'fait que commencer. » Avec la grâce et la délicatesse qui me caractérise, je lève mon majeur dans sa direction, avant que ce bâtard ne passe la porte, m'abandonnant à mon triste sort.

A l'extérieur, la température doit avoisiner les trois degrés, mais dedans c'est une véritable fournaise, et l'alcool n'est en rien responsable des couleurs qui rougissent mes joues. Il est sans doute responsable, en revanche, du regard masculin qui plonge dans le décolleté de mon débardeur, trop longuement à mon goût. Je claque le verre de whisky commandé sous le pif du voyeur, et de ma main libre je lui relève la tête. « Mes yeux sont ici, connard. »

Alistair m'a appelé tout à l'heure. Je suis princièrement convié à la course du début de la saison. Dit comme ça on dirait un sport national, mais c'est en fait bien moins prestigieux que le football. On ne sue pas autant, mais on risque bien plus nos dents. Et notre vie. L'année dernière j'ai terminé troisième, mais le prix était déjà intéressant. Quelques milliers de dollars à empocher ça ne se refuse pas. Il est strictement hors de question que ce soit Maggie qui paie la totalité des études de Sara. Quand ma soeur me demande pourquoi je fais tout ça, je balance ça sur le dos de ma fille. C'est honteux, s'entend bien, mais je ne peux quand même pas lui dire que que c'est pour moi que je le fais. C'est drôle. J'ai passé ma jeunesse à concourir sur le dos des chevaux et c'était normal. Maintenant que les chevaux sont aussi mécaniques, c'en devient criminel. J'attends donc Alistair car, comme toujours, on ne sait pas où aura lieu la course. A quoi bon semer les flics s'ils nous grillent dès la première seconde et minent nos routes avec des barrages ? Je sens la tension qui monte lentement quand le soleil se couche. Je regarde autour de moi et je reconnais certains adversaires. Anthony, le gagnant de l'année passée, me salue amicalement. On n'est pas des animaux. L'heure tourne et Alistaire n'est toujours pas là. J'en suis à mon troisième verre, c'est raisonnable, mais j'ai chaud. Encore un effet de l'appréhension. Accoudé au comptoir, je pense brièvement à depuis quand je n'ai pas baisé parce que mon regard animal rencontre deux adorables attrape-couillons. J'ai pas le temps de me souvenir d'un prénom qu'une poignée m'impose le mouvement comme si je m'éveillais. Hé, je regardais pas ! Pas crédible mais à moitié vrai quand même. J'étais bien perdu dans mes pensées et mon impatience alors quitte à se faire prendre autant en profiter, c'est dommage. J'ai envie de lui répondre qu'elle n'est pas irrésistible mais en plus d'être mignonne, elle sait peut-être pourquoi ça tarde autant. Je replace mon chapeau qui n'a pas besoin de l'être et je lui demande, diplomate et faussement coupable: Hm, Pardon. T'aurais pas vu un grand type, chapeau brun, tatouage dans le cou? Je sais pas si elle le connaît, Alistair.

​Sa répartie ridicule me fait arquer un sourcil. « Tu regardais pas ? Donc ton r'gard s'est perdu sur mes seins par accident ? J'sais pas si j'te trouve idiot ou si j'dois être vexée. » ​Je suis parfaitement consciente des regards que j'attire, parfois volontairement, d'autres fois comme ce soir seulement parce qu'il fait une chaleur d'enfer et que je ne peux pas bosser avec un col roulé sans risquer la syncope. Pour autant, j'ai bien remarqué qu'il semblait paumé, comme s'il ne savait pas bien ce qu'il fichait ici, mais ça non plus, ça n'a rien d'inhabituel. Les types perdus qui se retrouvent au comptoir d'un bar pour fuir quelque chose, ou pour chercher autre chose... J'en vois tous les soirs. Avec son chapeau vissé sur le crâne, je ne peux pas prétendre qu'il dénote dans le paysage.

Je m'apprête à lui tourner le dos lorsqu'il m'interpelle pour un sujet qui n'a rien à voir avec mes nibards, et je hausse les sourcils. J'incline la tête sur le côté, laissant sa description prendre forme humaine dans mon esprit. « Alistair ? » Les grands types avec un chapeau brun, c'est courant. Ceux qui ont un chapeau et un tatouage dans le cou, beaucoup moins. Les cowboys ne sont pas beaucoup tatoués par ici, encore moins de façon si visible. Je regarde autour de moi. « Non, pas ce soir. Pas encore, du moins. Il passe plus tard d'habitude. Qu'est-ce que tu lui veux, à Alistair ? »

Je la connais depuis deux secondes -donc je la connais pas- mais elle vise déjà juste. Je fronce tellement les sourcils qu'on doit les entendre comme des broussailles du pas de la porte malgré le bruit et je reste interdit un instant. Elle ne m'a pas mouché, non, mais je retiens la réplique cinglante qui me vient sur sa façon de marcher et d'aguicher. Elle doit même pas se rendre compte qu'elle allume tout le monde alentour, cette pauvre fille. Si j'ai regardé ses nichons, c'est bien parce qu'ils étaient là à se secouer devant mon nez. Est-ce qu'elle sait seulement que les hommes se comportent comme des bêtes ici et qu'elle a bien de la chance d'avoir ouvert sa gueule face à l'agneau que je suis? Je regarde autour de moi quand elle-même le fait. Je sais qu'il passe plus tard, d'habitude. Je veux lui faire comprendre qu'elle ne m'apprend rien. Mais il devait être là à 21h30 et comme tu l'vois, il l'est pas. Je tourne à nouveau la tête vers l'horloge qui n'a jamais été à l'heure, si bien que les habitués savent qu'il faut retirer environ quatorze minutes à celle affichée. C'que je lui veux te regarde pas, à moins que tu saches ce pourquoi lui, lui et lui sont là? Je désigne hasardeusement Matt, Anthony et Billy, toujours bien classés.

Des types culottés, qui pensent que tout leur est dû, j'en croise à la pelle dans le coin. Mais alors celui-ci en tient une sacrée couche et à sa répartie, je hausse de nouveau un sourcil. Son ton est clairement condescendant, je crois que les informations que je lui donne lui en touchent une sans faire bouger l'autre, mais je ne crois pas que ce soit mon problème. Pourtant, je ne réponds pas tout de suite, non, je le laisse débiter son petit laïus, j'attends qu'il ait terminé avant de lui répondre. Attends, excuse-moi, doit y avoir un malentendu. Je pose mes coudes sur le comptoir et me penche légèrement en avant pour souffler. Tu m'as prise pour ta secrétaire ? Je me redresse en secouant la tête. C'est toi qui a b'soin d'une info, cowboy, alors si t'as envie de faire le mariole t'iras la trouver tout seul comme un grand. J'incline la tête pour signer la fin de cet échange ridicule, et je m'éloigne vers l'autre côté du comptoir pour aller servir quelqu'un d'autre.

Je rêve où elle me parle comme à une merde, là? Pour qui se prend cette gamine, au juste ? Est ce qu'elle s'imagine que je suis le gars lambda qu'on peut refouler alors qu'il se montre plutôt agréable ? J'ai même dit pardon ! Quand elle se penche néanmoins vers moi, cette fois je ne feins plus, je n'ai plus la tête ailleurs et si le coup d'œil est rapide, elle ne peut que le remarquer. Attends, attends... Quelque chose au fond de moi m'empêche de lui demander si elle a ses règles ou si elle est une connasse tous les jours mais ça me semble un peu précoce dans notre relation, et puis je n'ai pas envie d'altérer celles que j'ai avec l'endroit. En plus les crevards alentours vont se presser sur moi. Ça veut dire que t'as l'info ? Je veux juste savoir si la course n'est pas annulée, merde. C'est pas que je veux faire des mystères, si la fille bosse ici, elle doit savoir quelques petits trucs, mais je peux pas balancer de but en blanc que c'est ce que je veux savoir. Alors je pose mes clés de bagnole sur la table. Hé ma Belle ! Tu veux pas m'apporter un whisky, t'en prendre un, et qu'on reparte sur de meilleures bases ? Putain, à quoi je m'abaisse, là?

Il mate mes seins. Bien-sûr qu'il mate mes seins. Que Diable pourrait-il faire d'autre quand, cette fois, c'est tout à fait sciemment que je les agite sous son nez ? Je n'attendais pas d'autre réaction de sa part, rien de tel qu'une petite distraction pour calmer les colères naissantes, je n'en suis pas à mes premières joutes... Qu'elles soient verbales ou non, d'ailleurs.

Je ne cherche pourtant pas à obtenir quoi que ce soit de sa part, sinon qu'il baisse d'un ton et qu'il me laisse bosser tranquille. Aussi, je dois admettre que je ne m'attends pas à ce qu'il me rappelle. Je pousse un soupir exagéré, colle deux bières devant un duo masculin, avant de m'en retourner vers le casse-burnes de service. Je hausse un sourcil, sans m'offusquer du petit surnom dont il m'affuble, je ne peux pas en coller une à tous les types qui m'appellent ma belle, ma jolie, poupée... Enfin je peux, mais le boss m'a fait comprendre que j'allais finir dehors pour de bon, si je continuais. Et je n'ai pas envie de perdre ce taf. « Ca dépend, tu comptes payer les verres avec ta caisse ? » Je demande en désignant ses clés posées sur le comptoir.

Je ne peux pas m'empêcher de pousser un rire guttural. C'est pas faux, c'est pas un rire jaune non plus, la vanne me fait vraiment marrer, faut croire que je suis bon public. Ton whisky doit être excellent s'il vaut ma bagnole. Je reprend les clés dans ma main, les fait négligemment tourner autour de mon index et referme le poing autour. Je suis pas équipé comme elle niveau poitrail, mais je me penche à mon tour pour être audible même en baissant d'un ton. C'est simple. J'm'appelle Jo, et j'attends Alistair pour les instructions de ce soir. Si tu sais quoiqu'ce soit sur c'qui est prévu et que tu m'en parles, je te laisse grimper dans ma caisse. Je sais que les nanas sont toujours friandes des grosses caisses, et cette fille doit pas faire exception. En plus, elle a tout de la groupie qui veut être de tout avec sa dégaine et sa peau décorée. Inutile de préciser que je la laisserais sur le trottoir et que si je suis si pressant, c'est parce que j'aimerais mieux retrouver ma gamine si jamais je peux pas gagner mes ronds ce soir plutôt que de poireauter pour rien.

Je réponds avec toute l'arrogance qui me caractérise. « Tout ce que je sers est excellent, cowboy. » Je sous-entend par là que les mets deviennent divins simplement parce qu'ils ont été en contacts avec mes doigts, c'est qu'il faut savoir lire entre les lignes... Et je ne suis pas certaine qu'il sache lire.

Cela dit il semble estimer avoir des choses extrêmement importantes à dire, alors je pivote légèrement, cale mon flanc contre le comptoir pour pouvoir l'écouter tout en gardant un œil sur la salle, déjà bien remplie à cette heure. Ce qu'il ignore visiblement, c'est qu'Alistair est un ami, et que je sais que je ne dois pas balancer les informations sur ses courses au premier venu. Un sourire amusé, et légèrement moqueur comme toujours, étire mes lippes à sa proposition. Je minaude d'une voix mielleuse. « Oh c'est vrai, Cendrillon, tu me laisserais faire un tour dans ton carrosse ? » Je roule des yeux, parce que je n'ai rien d'une groupie, non, mais pourquoi briser le suspense tout de suite ? Malgré tout, parce que je suis gentille, je lui ressers un whisky, et c'est en le posant devant lui que je tranche. « Ce que je sais, c'est que si tu n'es pas au courant, c'est qu'Alistair n'veut pas qu'tu l'sois. » Et comme pour me donner tort, ce bâtard franchit les portes du bar alors même que je termine ma phrase.

Putain de merde, j'imagine une dizaine de façons de faire taire cette nana. Des agréables, et d'autres, moins agréables. C'est qu'elle a de la répartie. Des femmes de caractère, j'en ai connu, certaines sont des espèces d'amies, mais comment je pouvais savoir qu'elle se donnait pas juste un genre ? Je pousse un profond soupir quand je comprends pour de bon que j'en tirerais rien. Dans un coin de ma tête gambade l'idée qu'on se reverra, elle et moi, et qu'elle va devoir apprendre à me ménager. Laisse tomber... Je ne vois pas Alistair mais je sens que l'atmosphère change un rien. Je me tourne vers la porte quand Alistair salue les gars, et avec un sourire narquois je décolle à demi mon cul du tabouret, enquille mon verre, claque un clin d'oeil et balance: Ca doit être ça, ouais. On verra bien, hm? Après quoi, j'interpelle Alistair, et mon air joueur a disparu. On va causer affaires, et son retard, même minime, ne m'enchante pas.

Je crois que je le vexe, mais à dire vrai je n'ai pas fait beaucoup d'efforts pour ménager son ego, alors c'est égal. D'une part, parce qu'il me matait les seins quand il s'est installé au comptoir, comme le font tous les types qui me prennent pour un putain de porno ambulant. Ensuite, parce qu'il m'a prise de haut quand il m'a demandé des renseignements. Deux raisons suffisantes pour que je le classe d'office dans la catégorie connards du petit tableau mental que je tiens depuis que j'ai commencé à bosser ici. Les mauvaises langues diraient que j'en tiens un depuis toujours, et bien entendu je nierais.

Quand Alistair passe la porte, je roule des yeux face à l'air goguenard de "Jo'", et j'adresse un salut discret de la tête à notre ami commun. Je sais qu'une course est prévue ce soir, j'ai reconnu d'ailleurs certains des participants, quand bien même je n'étais pas là, l'année dernière, mais je les ai déjà vus avec Alistair justement. La course en question débute dans une heure, et moi j'attends en guettant la porte que Miley vienne me remplacer, parce qu'il m'a été confié la lourde tâche que de prendre les paris ce soir... Et je ne veux pas le faire sans assister à la compétition !

Alistair est du genre doué pour calmer le jeu. Il a bien senti que j'étais tendu, alors il s'est excusé. Lui aussi a des mômes, et il a du aller récupérer son ado chez le Sherif. Il connaît quelques ragots que personne ne veut voir ébruités, c'est bien pour ça que c'est lui qui gère les courses et qui tempère les ardeurs. C'est aussi lui qui a réglé les problèmes avec ces motards qui ressemblent plus à des pédés vêtus de cuir qu'à des criminels et qui est parvenu à s'en faire non des amis fidèles, mais des voisins plutôt cordiaux. M'est avis qu'il y a une histoire de coke là dessous, mais tant que je peux rester en dehors de ça, je m'en accommode très bien. Et pour mieux me faire passer son retard, il commande deux verres. Charlie ! Tiens, Charlie, tu connais Jo? Il concourt, ce soir, et j'ai bon espoir qu'il gagne. Tu veux bien lui servir ce que tu sers le mieux s'il te plaît ? Il a baissé le ton, entre temps. Je sais que j'amenuise mes chances de gagner quoique ce soit si j'accepte ce verre, alors je fais gentiment barrage. Pas pour moi. Je voudrais pas que ma citrouille m'échappe. Bah, Alistair est foutrement doué pour faire oublier ses méfaits, mais ce qui me détend davantage, c'est de montrer à Charlie qu'elle s'est fourvoyée. Et ça me fait sourire. On devrait peut-être aller ailleurs avec les gars pour causer du circuit, hm?

​Je n'avais qu'un très faible espoir qu'ils s'éloignent tous les deux vers une table isolée, mais comme à son habitude Alistair se rapproche du comptoir pour réclamer à boire. Je réprime à grand peine un lourd soupir, parce qu'il n'y est pas pour grand chose si son collègue m'a passablement agacée, et je recompose un sourire sur mes traits. « J'ai brièvement fait sa connaissance, ouais... » Et puisque Jo' refuse de boire -alors qu'il a déjà bu trois verres à son arrivée, je me souviens parfaitement de ce que je lui ai servi- je me contente de servir un whisky sec à Alistair. Je dépose un jus d'orange devant Jo' avec un sourire angélique. « Nan j'ai b'soin qu'Charlie écoute, elle aussi. » Et tandis qu'il fait signe aux gars d'approcher, j'étire un sourire plus large encore à l'attention du cowboy. Je le laisse s'imaginer tout un tas de choses, probablement que je vais concourir moi aussi alors même que ce n'est pas vrai. J'aime les bagnoles, j'aime la vitesse, mais je ne suis pas assez douée pour me présenter à ce genre de courses. ​

Je ne peux pas m'empêcher de dévisager la barmaid. Les secondes s'égrènent et elles me convainquent que je me suis planté sur toute la ligne. J'ai pas honte de ça, j'avais bien neuf chances sur dix de pas me tromper, neuf chances sur dix pour que cette fille soit plus un trophée qui se donne un genre plutôt qu'une concurrente sérieuse. J'essaye de rien perdre de ma fierté quand elle dévoile son sourire insultant. Bien joué, jeune fille. Une fois les gars attroupés comme il se doit, Alistair énonce le parcours. On ne le sait jamais à l'avance, c'est toujours la surprise du chef, et ce soir il nous a concocté un parcours des plus compliqués parce qu'il implique de passer devant le Stars P, où la flicaille aime à se retrouver. C'est la première course de qualifications et il faut que je fasse au moins troisième sur quatre pour participer à celle de la semaine prochaine. Je jauge les adversaires qui sont plus ou moins des amis, puis le verre de jus d'orange et enfin Charlie au moment où Alistair lui dit: Une fois que t'auras pris les paris, tu viendras lancer le départ avec moi. Alors c'est de ça sont il s'agit... Et en un sens, je pense que j'aurai préféré la voir sur la piste pour lui donner une bonne leçon plutôt que de devoir retourner la voir après la course pour empocher mes gains.

J'écoute attentivement les instructions données aux coureurs, une oreille traînant malgré tout toujours au cas où un client m'interpellerait. Et parce que, contrairement à ce que l'on pourrait s'imaginer, je sais me montrer docile lorsque j'estime que c'est nécessaire (ce qui n'arrive que rarement je vous le concède), je ne fais rien pour interrompre les explications d'Alistair. Je me contente d'ailleurs de hocher la tête dans un petit sourire convenu, lorsqu'il précise que je me tiendrais à ses côtés pour le lancement. C'est quelque chose que j'aime beaucoup. Au-delà des paris, qui me plaisent beaucoup également, les courses me fascinent depuis toujours, et j'envie l'adrénaline à laquelle ont droit les participants quand je dois me contenter de les observer depuis le bord de la route.

Les informations essentielles étant données, les gars s'éloignent et je peux retourner à mon service durant la demi-heure restante, jusqu'à ce que Miley débarque pour prendre le relai. J'abandonne mon torchon sur le comptoir, et je file dans le bureau pour récupérer mon blouson de cuir et le bonnet que je visse sur ma tête. Je m'encombre rarement d'un sac à main, mon téléphone, mes clés et mon portefeuille tiennent dans les poches de ma veste.

C'était là les instruction d'Alistair: partir un à un jusqu'aux portes de Cresson, au Motorsport ranch. Ils sont pas censés tremper là dedans, mais disons que ça arrange tout le monde. La plus part d'entre nous connaissent bien le lieu pour s'y entraîner. Tout le monde n'a pas les moyens d'aller sur les routes désertes pour tester ses freins. C'est la chance que j'ai, et en même temps la malchance. Je sais que les gars de là bas sont les meilleurs mécanos du comté.

Arrivé sur le lieu de la rencontre, je sors de ma Mustang GT Fastback -j'ai préféré rester dans le local, quand les autres optent pour des japonaises- et, comme si j'effectuais un vieux rituel, je passe la main sur sa carrosserie poussiéreuse. J'aperçois Alistair qui est encore entrain de discuter avec les concurrents, et les spectateurs qui se massent autour des caisses. Ca m'horripile mais je savais très bien à quoi je m'exposais quand je me suis lancé dans tout ça, alors même si j'aime pas trop les curieux, je les subis comme les autres. Avant que qui que ce soit n'intervienne pour observer ma bête, je récupère les coupures sous le plancher du coffre, les enfouis dans la poche arrière de mon jean et je rejoins les gars. Elle est où la fille qui tient les paris ? Assez éloigné des caisses, j'allume une clope et inspire comme un nouveau né pour la première fois.

En-dehors de Jo' et de quelques exceptions, la plupart des coureurs sont désormais habitués à voir ma tête. Soit parce que j'ai déjà pris les paris pour leurs courses auparavant, soit parce qu'ils ont l'habitude de venir boire un verre ici après leur journée de travail. Aussi, dès que tout le monde commence à s'agiter pour le départ, je m'en vais saluer les trois participants que je connais, et qui se battent pour avoir mes encouragements. Je crois qu'une drôle de superstition circule, selon laquelle le coureur qui aurait la préférence du bookmaker aurait plus de chances de remporter la course. C'est Alistair qui m'a emmenée sur les lieux de la compétition, et je me suis installée sur le rebord de son coffre, grand ouvert, pour récupérer les paris et les noter sur mon calepin. Je suis de nature frileuse et le lycra qui gaine mes jambes n'est pas suffisant pour me protéger du vent qui semble s'être levé, faisant voler mes cheveux devant mes yeux.

Une fois que les hommes ont donné leurs paris, ils s'en retournent vers leurs bagnoles respectives pour se préparer, mais je vois le petit nouveau qui s'avance dans ma direction. J'étire un sourire amusé en le voyant s'approcher, et je demande tandis qu'il arrive. Tu veux parier sur toi, j'suppose ?

La nana n'est pas forcée de le savoir, mais ça mériterait peut-être d'être dit. Je suis pas nouveau dans le domaine, je me suis juste absenté un petit moment, et en effet, je parie toujours sur moi. Quel intérêt de me décarcasser, sinon? J'ai confiance en moi en ce qui concerne ma conduite, et je tiendrais le même discours si j'étais à cheval. Evidemment. Je sors la liasse de billets et je lui laisse le plaisir de compter. Il n'y a pas grand chose, tout juste quatre-mille-cinq-cents dollars, mais je ne peux pas me permettre plus. Je sais bien que ça ne suffit pas à renflouer le ranch, tout ça, mais au moins, je pourrais acheter ce reproducteur et mettre de côté pour Sara si je parviens à me qualifier. J'espère en tirer vingt-mille, ce soir. Je sais qu'elle va le faire, mais je lui dis quand même: 4500. Recompte si tu veux. Je ne lui demande pas la côte, je la connais, et puis je sais pertinemment que je ne suis pas favori, il y a des mois que je n'ai pas concouru et on oublie vite les gars. J'ai pas fini ma clope que j'en rallume une.

Tous les hommes -et les rares femmes- qui se pointent aux courses d'Alistair agissent de la même façon. Tous sont persuadés de gagner, d'écraser leurs adversaires, d'être les meilleurs... Et je ne peux pas les blâmer. A quoi bon s'engager dans une course, si on est déjà persuadé qu'on va la perdre ? Non, il faut une bonne dose de confiance en soi, pour mettre son titre en jeu de cette façon, ou du moins il faut savoir feindre la confiance.

Je ne cherche donc pas à me moquer... Pas cette fois, et je me contente de prendre la liasse de billets, en acquiesçant d'un air entendu. Bien-sûr que je vais recompter ! Je m'y emploie donc, rapidement par la force de l'habitude, et puis je range le fric dans une enveloppe. Je relève le museau, avise sa cigarette et sans l'ombre d'une hésitation, je tends la main pour la subtiliser d'entre ses doigts. Ce n'est pas une tâche difficile, il ne s'y attend pas et se trouve trop surpris pour réagir... Du moins pas assez rapidement pour m'empêcher de la porter à mes lèvres. Quand je recrache la fumée, je demande. « T'es du coin ? »

Je la regarde faire. J'ai l'impression de voir une caissière dans un magasin de drogues en tout genre. Les tatouages et l'attitude que j'ai pris pour un rôle de pauvre fille tout à l'heure n'a rien à voir avec ce qu'elle est, j'en prends seulement conscience. Peut-être que c'est sa façon de me causer qui m'a heurté, mais elle me semble plus authentique que tout à l'heure. Disons qu'elle roule pas du cul en me prenant ma clope, et elle compte façon professionnelle. Je claque de la langue pour lui montrer mon mécontentement dont elle se fiche certainement. Ouais. J'appuie mes cuisses contre le coffre d'Alistair en observant les gens faire les dernières vérifications sur leurs bagnoles. Je fais pas ça, moi. Ma caisse est prête quand j'arrive, même si elle a pas le lustre des leurs. Fallait d'mander si t'en voulais. Je ressors une Marlboro, constate avec flegme que mon paquet n'en contient plus que deux et l'allume. Pas toi, hein?

Passée la surprise, évidemment, il me laisse faire, et j'étire l'ombre d'un sourire qui, dans la pénombre, ne se verra sans doute même pas. J'aurais l'air victorieux, si j'avais craint un seul instant d'être rabrouée, et ce n'est pas le cas. Je me contente de me décaler très légèrement, lorsqu'il prend place à côté de moi contre cette voiture qui n'appartient à aucun de nous deux, et je hausse les épaules. « Elle n'aurait pas eu la même saveur, si je te l'avais demandée... » J'avoue sans honte, tout en songeant que c'est particulièrement agréable de n'avoir pas à l'allumer moi-même. Je tire de nouveau sur le bâton de nicotine en plissant le museau. « Non, pas moi... Qu'est-ce qui t'a mis sur la voie ? »

Un sourire s'étire sur mes lèvres, parce que sa répartie est toujours aussi bonne, quoique moins agressive. Je hoche la tête sans rien dire, parce qu'il n'y a rien à dire. Je profite encore un peu de la nuit tombante et du climat qui ne me paraît pas si froid, du calme avant la tempête. Mes yeux se posent sur elle lorsqu'elle me pose la question et je hausse le sourcil. Ben... Je la désigne toute entière, comme s'il était évident qu'on ne croisait pas de femmes comme elle dans le coin. Ta peau, et puis.. Tu portes pas de chapeau. Regarde. Et je désigne le lieu qui nous entoure. Tout le monde, sans exception, en porte un. Tu viens d'où, alors ? A part Granbury et les trois cent kilomètres à la ronde, je ne suis pas allé bien loin et ça m'intrigue de savoir comment un étranger peut se faire à cette vie là.

​« J'crois que les chapeaux comme ça devraient être réservés aux cowboys. Je n'ai rien d'un cowboy, je n'vais pas en porter un... » Il peut m'arriver d'en piquer un de temps à autre, lorsque je suis un peu trop éméchée par exemple, ​mais en temps normal je suis plus... Classique, ouais. Bonnet l'hiver, chapeau de paille l'été. Enfin classique... Pas pour la région, il semblerait !

« Pourtant j'suis née à Fort Worth, c'est pas très loin d'ici... » On peut encore considérer que Fort Worth est le pays des cowboys, et puis ça reste le Texas ! Je veux bien concéder malgré tout. « Mais j'ai voyagé toute ma vie, j'ai pas passé tant de temps qu'ça au Texas avant l'année dernière. » Je n'entre pas dans les détails parce que je ne connais pas ce type, mais je ne peux pas tenter de lui faire croire que je suis une texane pure souche, je n'ai pas vécu longtemps ici, ce sont les routes qui m'ont forgée.

Une fille de la ville ! Evidemment. Les cowgirls et femmes de ranchers sont ou plus distinguées, ou carrément moins. Ce sont des femmes qui colleraient des gifles à leur mari en sachant qu'il est ici à risquer sa peau sur une route plus qu'à risquer son intégrité physique sur un cheval. J'aime bien ta façon d'penser. Elle suscite un peu mon intérêt, elle m'intrigue, et je lui invente des raisons d'être sur les routes. A cet instant, je sais pas pourquoi, celle qui me paraît à la fois la plus improbable et la plus probable, c'est qu'elle a été athlète dans un cirque. Ca expliquerait son côté original et sa forme physique. Ca va, j'ai à peine regardé. Je ne lui demande pas pourquoi elle est revenue ici, quelque chose me dit que ce serait déplacé, mais ma clope n'est pas terminée et la course n'a pas commencé. Tu sais quand même monter, hé ?

Sa remarque, presque un compliment, me tire un léger rire, et je fais remarquer. « C'est pas c'que t'avais l'air de dire tout à l'heure... » J'ai bien vu, quand il était au comptoir, que je lui tapais sur le système. Mais je ne m'en suis pas vexée parce que la réciproque était tout aussi vraie, si ce n'est plus ! Je le rassure dans un soupir. « Je sais monter, oui. Mais disons que je n'sais faire que le strict minimum, c'est-à-dire tenir sur la selle quoi. » Je n'ai pas vraiment eu l'occasion d'apprendre plus, depuis que je suis revenue dans la région, et je ne saurais pas maîtriser un cheval pour autre chose qu'une balade... Et encore faudrait-il que le cheval en question soit plutôt docile ! « Où est-ce que tu bosses ? »