18 février, 14.18h , au Crissy's.

Je ne suis pas surpris, je m'attendais à ce que Charlie ne m'envoie pas de texto avant midi. De toutes façons, son travail en lui-même doit exiger d'elle qu'elle se couche tard. Le mien aussi, mais je n'ai pas le luxe de pouvoir dormir tranquille et j'ai travaillé jusqu'à devoir partir pour venir ici. John, un des gars, m'a déposé en ville il y a une heure et demie, lui aussi avait à faire dans le coin et je le soupçonne de tourner autour de la fille du maire. On l'aura prévenu... Pour ma part, j'ai utilisé ce temps intelligemment en allant acheter quelques cadeaux à Sara: une petite peluche de licorne avec de grands yeux roses, une paire de rollers et un sweat Pocahontas. Je crois qu'elle est fascinée par les indiens depuis qu'une d'entre elles a emménagé dans le coin et est devenu sa copine. Je vais commander mon second café, j'attends déjà depuis vingt minutes. Mais ça aussi, j'aurais probablement du m'y attendre. Alors je dégaine mon téléphone pour relancer Charlie d'un texto.

​Je ne suis pas tout à fait certaine de vouloir me montrer coopérative, aussi il est possible que je fasse volontairement poireauter Joseph... Notamment parce qu'il a mis une bonne heure à répondre à mon premier message, et parce que je ne suis pas à sa disposition. Je ne suis d'ailleurs à la disposition de personne. Bref, sans traîner les pieds pour autant, disons que je ne me presse pas outre-mesure pour me préparer à le rejoindre au café. D'autant que c'est lui qui a décidé du lieu de rendez-vous.

C'est vêtue d'un jean et de ma veste en cuir que je prends le volant de sa voiture pour rejoindre le Crissy's, avec la mine fraîche et reposée de celle qui a fait une bonne nuit de sommeil alors que je me suis endormie trop tard et que je me suis réveillée au moins trois fois. Quand je pousse la porte du café, Jo est bien évidemment déjà installé, et je m'approche dans un sourire pour prendre place en face de lui. « Qu'est-ce que tu m'as commandé ? »

Je dois dire que je ne m'attendais même pas aussi tôt. Quelque chose me dit que cette fille a l'habitude d'être en retard, surtout quand il s'agit de faire attendre un homme. Et encore, c'est même pas un rencard. Vu la façon dont elle m'a dit au revoir hier, j'aurais ou imaginer qu'elle ferait pareil pour me dire bonjour... Ah te voilà... J'ai retiré mon chapeau. Ici, personne n'en porte, parce que Crissy, l'antique propriétaire, estime que ce n'est pas poli. Quelle idée. Mes cheveux ne ressemblent pas à grand chose, mais assez courts pour ne pas être en désordre. J'ai encore mes fringues de travail, hormis les jambières en cuir. En somme, je sens le cheval. Je t'ai pris un thé vert. Hein Crissy ? Un thé vert ! Elle me fait signe que c'est ok et je souris à Charlie, taquin. Le thé vert, c'est un truc de New-Yorkais.

Si je suis tout à fait franche, je dois admettre que j'ai hésité à me pencher pour l'embrasser sur la joue à nouveau, justement comme je l'ai fait hier... Mais je crois que ce serait trop facile, qu'il prendrait les choses pour acquises et je n'aime pas être prise pour acquise. Je fronce les sourcils en protestant pour couvrir le son de sa voix. « Un Américain, s'il vous plaît ! » Je reporte le regard sur Joseph en secouant la tête. « Un thé vert... J'ai une tête à boire du thé vert ? » Je pince les lèvres en regardant autour de moi, et je chope un menu dépliant parce que je suis affamée. Je n'ai pas pris le temps de déjeuner puisque monsieur était pressé. « Qu'est-ce qu'on mange de bon ici ? T'as bien dormi ? »

J'en profite qu'elle regarde le menu pour l'analyser un peu. Je la trouve fraîche et si naturelle, même si je ne la vois pas vraiment. Je regarde ses doigts, devine sa posture en souriant, désabusé. J'ai pas beaucoup dormi, mais c'était d'qualité. Je sais dormir sur un sol dur comme sur un matelas ou sur mon siège de voiture, alors... Et toi ? Je prends moi-même un menu, bien que je le connaisse par coeur, et je le repose à plat sur la table pour lui désigner l'assiette de pancakes à la banane et à la chantilly. Ça c'est une tuerie.

De qualité, mh ? J'ai un haussement de sourcils clairement amusé quand je souffle. T'étais en bonne compagnie ? Je ne sais pas pourquoi, je l'imagine difficilement macqué, je n'ai pas l'impression que les cowboys se collent facilement une femme sur les bras même s'il m'a dit qu'il avait une fille... En revanche je n'imagine pas qu'il passe ses nuits tout seul pour autant ! J'ai dormi comme un bébé. C'est une réponse qui me permet de ne pas mentir puisqu'à mes yeux, ça signifie seulement que je me suis réveillée toutes les heures, ahin.

Je plisse le museau vers la carte en secouant la tête. J'aime pas les bananes. J'ai en revanche un sourire en avisant la gaufre au chocolat juste en-dessous, et c'est d'ailleurs ce que je commande lorsque la serveuse arrive avec mon américain. Tandis qu'elle s'éloigne pour retourner en cuisine, je noie mon café de lait, de sucre et de cannelle.

Je ne m'attendais pas à cette question. Je n'ai pas vraiment l'habitude que l'on entre ainsi dans mon intimité. Bien sûr qu'il m'arrive de coucher avec des femmes, mais je ne vois pas comment j'aurais eu le temps d'en trouver une entre le moment où Charlie est partie et le moment où je suis allé me coucher. Hm. Les moustiques, ça compte comme une bonne compagnie ? En fait, il n'en reste qu'un à cette période de l'année, et il a la belle survie, depuis le temps que je cherche à l'écraser. Je note que si elle n'aime pas les bananes -ce sur quoi je me retiens de faire une vanne grivoise- elle n'aime pas le vrai café non plus. Pour ma part, je ne prends rien à manger, j'ai déjà grignoté quelque chose. Quoi de prévu, aujourd'hui ?

Je ne m'imaginais pas vraiment qu'il ait rencontré quelqu'un après mon départ, mais plutôt qu'une femme aurait pu attendre son retour, chez lui ! Mais soit, les moustiques furent donc sa seule compagnie et c'est bien dommage. Ce soir je bosse, et cet après midi je rends sa voiture à un vieux grincheux... J'étire un sourire angélique. Plus sérieusement je n'ai rien de prévu, et toi qu'est ce que tu fais ? Comment tu es venu en ville d'ailleurs ? Une fois encore, je peine à croire qu'il ait pu prendre le bus et de toute façon je ne crois pas qu'un bus aille jusqu'à son ranch !

Je ne pense même pas au bus parce que je n'ai jamais du le prendre dans ma vie. J'ai su conduire très tôt, passé mon permis avec trois ans de conduite derrière moi. Je ne suis pas du bétail ! Mais quelle image t'as de moi ! Je porte mon café à mes lèvres pour le boire d'une traite. Je vois ma fille cet après midi, elle est chez sa grand mère, et je suis venu avec l'un de mes gars qui venait voir sa gonzesse. Et je redoute de voir ma future ex belle mère... C'est une teigne, comme sa fille. Et ce soir, tu bosses ?

J'esquisse un sourire. Oui, je bosse ce soir, je viens de te le dire, cowboy. J'agite doucement l'index, l'air de dire que sa capacité d'attention est limitée, mais je n'en prends pas ombrage. Tu ne la vois pas souvent, ta fille ? Vous êtes pas en... En garde partagée ? Je pose mes questions sans pudeur avec toute la curiosité qui me caractérise, mais je n'ai cela dit pas mon habituel ton moqueur. Qu'est ce que vous allez faire cet aprem avec ta gamine ?

Je leve les yeux au ciel, pure mauvaise foi. J'ai qu'à moitié écouté ce qu'elle avait dit mais je me rattrape comme je peux: Ok, ok, j'ai pas été clair mais... Alistair, t'as eu des nouvelles ? Je lui ai envoyé un texto, pas de réponse. Il vient au bar, ce soir ? Je reprends ma tasse, honteux, et quitte la barmaid des yeux. Je n'ai pas très envie de causer de mes problèmes d'ex-couple mais puisqu'elle demande... J'la vois autant que je peux. Ma femme, 'fin mon ex-femme est avocate. C'est la raison pour laquelle je refuse le divorce depuis tant de temps. Ce serait renoncer à ma chaire. Je pose la main sur le gros sac en plastique dont dépasse la fourrure rose de la licorne en esquissant un sourire. Je sais pas ce qu'elle aura décidé... Mais j'ai bien envie de l'emmener faire du roller.

Je secoue la tête. Allistair n'est pas mon boss. Je travaille au bar ce soir, et j'n'ai pas eu de nouvelles. Je n'ai pas cherché à le contacter parce que ce ne serait pas prudent, je sais que s'il veut me joindre c'est lui qui me trouvera. Allistair est un homme insaisissable et je ne m'en fais pas pour sa sécurité... Peut être que je devrais.

J'ai une petite grimace d'excuse quand il me dit que son ex-femme est avocate et je comprends donc qu'elle le tient... Non pas par les couilles mais presque ? Erf, ça doit pas être simple... Vous avez été mariés longtemps ? Je me retiens de demander pourquoi ils ne le sont plus, je sais que je ne peux pas poser de questions trop personnelles. Un petit sourire attendri se dessine sur mes lèvres. Oh je t'imagine très bien faire du roller... J'ajoute en désignant le sac. Avec une fourrure rose sur le dos.

Je doute qu'Alistair air été pris hier soir, d'entre nous tous c'est lui qui a probablement la meilleure conduite, et puis il a ses relations. J'espère simplement qu'il m'ecrira avant le week end prochain... Elle me pose la question qui fâche. Hm. En fait, on n'a pas officiellement divorcé. La paperasse et tout, c'est long. On est restés quatorze ans ensemble. Inutile de lui dire que moi je suis resté quatorze ans avec Maggie, mais que Maggie est certainement restée beaucoup moins longtemps avec moi. Je hausse une épaule pour écarter l'idée et je retrouve un semblant de sourire en piquant un morceau de sa gaufre. Hé, un peu d'respect, tu veux ? Je fais du roller comme personne ! C'est absolument faux. Je ne tiens même pas debout. Et le rose m'va particulièrement bien.

Je ne peux m'empêcher de cligner des yeux sous la surprise, parce que quatorze ans auprès de la même personne, à mes yeux, c'est un peu l'éternité. Je trouve ça terrifiant et en même temps j'ai l'impression de comprendre un peu mieux pourquoi personne ne semble partager officiellement ses draps... Qui voudrait de cette place là ? Qui voudrait passer après ce qui semble être l'amour de toute une vie ? Même quand l'amour se termine, visiblement, très mal. Je commente seulement plus bas. « Ah oui, c'est récent... »

Je secoue la tête dans un sourire... Qui s'élargit lorsqu'on m'apporte ma gaufre. Je remercie Crissy d'un hochement de tête avant de répondre. « Oh mais je n'en doute pas. Rose à paillettes, même. » C'est de la pure taquinerie de ma part, je ne suis pas du genre à penser que les hommes ne peuvent pas mettre de rose, mon père en mettait souvent !

Je le défends, je secoue la tête, peut être un peu trop franchement. Récent ? Nan ! Nan c'est pas si récent. Ça fait trois ans que je galère à voir ma fille et si je signe, eh ben... Enfin j'te fais pas de dessin. Je me surprends au évoquer le sujet en détails avec une fille qui n'est après tout qu'une inconnue. Il n'y a même pas vingt quatre heures que l'on se connait ! J'en reviens au sujet des paillettes parce que c'est tout de même plus agréable que celui de mon divorce compliqué. Et encore, tu m'as jamais vu maquillé en princesse. Ce que je ne lui dis pas, c'est que ça m'est déjà arrivé parce que je ne refuse rien à Sara. C'est ma façon de profiter du temps avec elle. Dommage que t'aies raté le carnaval.  

Je pince les lèvres parce que je prends la mesure de la situation pourrie dans laquelle il se trouve. Près de quinze ans marié à une femme pour qu'elle menace de le priver de sa fille lorsque la séparation sonne, je trouve ça dégueulasse. Et je comprends aussi qu'il ne pourra jamais avoir personne de sérieux dans sa vie, parce qu'il restera enchaîné à cette vipère. C'est triste pour lui et si vous voulez mon avis ça explique aussi pourquoi il paraît aigri !

Le plus sage semble être de changer de sujet et je saisis la perche tendue. « Le Carnaval ? J'savais pas que c'était une spécialité dans le coin, il s'y passe quoi ? » Je suis en ville depuis quelques mois déjà mais il est fort probable que je m'en sois échappée pour le week-end du Carnaval, pour aller rendre visite à des amis par exemple. Et puis je ne suis pas encore très au fait des événements dans ce coin. « J'pensais pas que les cowboys se souciaient de ce genre de fêtes. »

Le changement de sujet est le bienvenu, et je l'accueille avec enthousiasme en me replongeant dans le souvenir que j'ai d'il y a quelques semaines seulement. C'est pas vraiment une tradition d'importance. C'est pas comme ailleurs où ça dure longtemps, mais à l'école de Sara, ils ont voulu le faire... On en revient toujours à Sara. D'ordinaire je ne me soucie pas trop de n'avoir qu'elle en tête, mais j'ai pas envie de gonfler Charlie avec ma gamine. Elle doit juste se montrer polie à ne pas m'envoyer chier. Disons que les gens du coin se sont pris au jeu un week-end. Mais y'avait quand même beaucoup de Cowboys déguisés... en Cowboys. J'étire un sourire, parce que c'était loin d'être mon cas. En quoi tu te déguiserais, toi?

Je n'ai pas d'affinités particulières avec les enfants. Je les aime bien, à priori, mais pas trop longtemps et surtout pas trop chiants. On ne peut pas dire que j'ai la fibre maternelle je crois mais en même temps je n'ai jamais trop eu de mômes dans mon entourage alors c'est difficile à dire. Ce que je pense, en revanche, c'est que nos deux réalités sont à des années lumières l'une de l'autre, c'est certain. T'en faisais partie ? Des cowboys déguisés en cowboy ? Instinctivement, j'imagine que oui. Je peine à croire qu'il soit le genre d'homme à se donner la peine de choisir un costume qui le sorte véritablement de son quotidien, mais après tout je ne sais de lui que ce qu'il veut bien me raconter depuis... Même pas vingt-quatre heures. Je plisse le museau en réfléchissant lorsqu'il me demande en quoi je me deguiserais. J'en sais trop rien... L'année dernière j'étais déguisée en Joker. J'ajoute avec un sourire amusé en y repensant. Et mon pote en Harley Quinn.

Je ne vois pas pourquoi je me deguiserais en cowboy alors que je le suis déjà tous les jours. Je partage si peu de moments avec ma fille qu'il m'importe peu de ressembler à un cheval quand c'est elle qui, fichée sur mes épaules, joue la cowboy. Pas vraiment, nan. Je regarde l'heure rapidement. Ce n'est pas que je m'ennuie, au contraire, même si je suis un animal solitaire, il est plaisant de boire un café en bonne compagnie. Mais il sera bientôt temps de partir. Je garde le sourire quand elle évoque les déguisements et je n'en tire que peu de surprise. J'espère que ton pote est pas trop barbu. Toi, je t'imagine assez bien dans le rôle... Une façon de lui dire que j'aime assez son côté passif agressif et probablement un peu cinglé.

Je secoue la tête dans un sourire amusé. « Mon pote est sacrément barbu, c'est justement pour ça que c'était drôle. » Parce que des nanas déguisées en Harley Quinn pour Halloween, il y en a des centaines et ça n'a plus rien de très original. Là, au moins, on peut dire qu'on s'est fait remarquer, et Dieu sait que j'adore me faire remarquer.

Et je remarque, aussi, qu'il jette un coup d'oeil à sa montre et que notre rendez-vous qui n'en est pas vraiment un s'éternise sans doute un peu. Et parce que je mets un point d'honneur à être toujours celle qui part en premier, je termine mon verre en déclarant. « Bon, c'est pas tout cowboy, mais faut que je file. » Je sors ses clés de voiture de la poche de ma veste, et je les lui tends avant d'oublier, ce serait couillon d'avoir fait le chemin pour finalement repartir avec. « Merci pour la balade, et la bagnole. »

Elle m'ôte les mots de la bouche. Je me relève à sa suite et prend les clés du pickup dans sa main. Je m'attends à le retrouver en bon état. Je ne sais pas bien ce qu'il s'est passé depuis hier mais je suis plus tranquille à l'idée de revoir ma caisse. Je les enfouis dans ma poche et récupère le sac plastique plein de présents sur la banquette. Ouais, à plus tard ! Je la regarde partir sous les yeux de Crissy qui me réprimande du regard, et bientôt de tout son être. Me dis pas que c'est ta nouvelle copine ? Je suis sûre que t'es le douzième homme qu'elle voit cette semaine ! Je secoue la tête en riant, pour la forme. Nan, nan, c'est pas ma copine. Tu sais bien que j'te suis fidèle !Je ne sais pas si Crissy a raison ou si elle a tort, mais je n'ai pas envie de défendre la réputation de Charlie, Crissy veut toujours avoir raison. Tout à coup, la réalité me saute au visage. Douze dollars, mon garçon. Putain ! Elle m'a laissé payer. Elle a gagné. Je dépose donc les douze dollars et le pourboire sur le comptoir, remercie le petit monde et rejoint ma caisse pour aller voir Sara. Je n'ai pas dit mon dernier mot.