Bon sang. On a frôlé la catastrophe. Et si elle avait insisté ? J'aurais dû me tirer, sans vraiment pouvoir le faire. C'aurait été un véritable cauchemar. Je ne sais pas pourquoi je me sens aussi gêné. Peut-être parce que je n'ai pas l'habitude de flirter sincèrement. La rouquine doit se dire que je ne l'ai récupérée que pour ça, ou que je ne me montre sympathique que parce que j'ai envie qu'elle s'occupe de moi mais si je dois être tout à fait honnête, il ne s'agit pas de ça. C'était d'abord un hasard, puis un devoir, et seulement j'ai trouvé le plaisir de sa compagnie. Je n'irai pas la voir ce soir, ce serait… bizarre. Oui, je ne serai pas aussi à l'aise qu'avec les autres filles que je connais déjà ailleurs. De toutes façons, j'ai pour principe de ne pas me faire les filles de la Barbe, même si c'est déjà arrivé, un soir de grande ivresse. Dommage. Je tâche de retrouver un faciès acceptable, mais mon regard s'esquive proprement. Je pense malgré moi à la tenue qu'elle pourra bien choisir et je décide que je veux voir ça avant de quitter les lieux pour aller travailler. Nous arrivons au Trompe la Mort, ma fierté. Je sers dessus depuis un peu plus de vingt ans et c'est mon foyer. Les hommes sont mes frères, le vent dans ses voiles ma raison d'être. Mon visage s'illumine d'ailleurs à chaque fois que je le vois, et cette fois-ci ne manque pas. Il est magnifique, hein ? Ma voix se fait douce et tendre quand je lâche ces quelques mots en lui tendant la main. Le ponton est trop étroit. Et puis c'est agréable. Komme

Nous ne serons finalement pas restés sur la plage très longtemps, de même que je n'ai presque rien mangé, mais je crois que la situation l'a soudain rendu mal à l'aise et qu'il ressent le besoin de s'éloigner un peu. Ça ne me dérange pas, je me laisse porter comme je le fais toujours et ces moments avec lui sont de toute façon agréables. Le port ne se situe pas très loin et il ne nous faut guère longtemps pour rejoindre son navire... Enfin celui de Corbeau, je suppose ?

J'étire un sourire sincèrement émerveillé, ma main se posant dans la sienne. Oh, oui, il est magnifique. Vraiment. Je ne lui dis pas pour ne pas le veder mais je crois que même s'il me présentait une barque, je la trouverais fabuleuse. A mon sens tout ce qui possède le pouvoir de flotter sur l'eau est une miraculeuse et formidable invention. Je pensais l'attendre devant mais nous montons finalement ensemble, sur le pont.

Ma fuite a fonctionné. Le navire n’était pas loin et c’est une chance, parce que j’ai été mal à l’aise tout le long du trajet. Je détourne alors l’attention sur elle, levant une main pour la faire tourner sur elle-même. C’est probablement maladroit, elle pourrait se dire que je la présente comme une bonne pèche, mais en fait, j’ai simplement envie que les gars la connaissent et ne se montrent pas trop curieux lorsqu’ils viendront ce soir. Les gars, voici Helvalia ! On est gentils 'vec elle. Ils se tournent tous vers elle. Certains ont l’air d’en avoir la mâchoire décrochée. D’autres sourient avec plus de distinction et plus ou moins de dents, mais tous s’agglutinent autour de nous. Ils savent que je ne suis pas du genre à leur jeter une femme en pâture, alors ils se montrent polis. Ils n’ont pas besoin de demander qui elle est pour le savoir. Ils sont tous aussi maladroits que moi, sauf Colin, Mads et Erik qui le sont davantage en lui disant qu’ils viendront à la Barbe ce soir, si on les invite avec tant de bons arguments. Je ne dis rien : C’est son commerce, après tout. Je ne voudrais pas vraiment qu’on se mette entre mes clients et moi. Je reste pourtant près d’elle parce que je ne veux pas qu’elle se sente prise au piège. Bon, on en est où pour l’départ prévu, les gars ? On est à jour ? J’ai presque oublié que je venais ici pour m’assurer qu’on pourrait prendre le large dans deux jours. J’ai toujours sa main dans la mienne, mais je lui propose tout de même : Tu peux visiter un peu, si tu veux, t’es en sécurité ici, mais fais gaffe à pas glisser.

Etrangement je ne me suis pas imaginée qu'il y aurait du monde à bord, autant de monde, qui plus est ! Non, j'ai toujours la fausse idée que les navires au port sont déserts parce que leurs occupants sont occupés à courir les tripots pour rattraper leurs longues semaines en mer ! Aussi je suis embarrassée de rencontrer l'équipage, et le rouge me monte très -trop- rapidement aux joues. J'agite vaguement la main, adresse des sourires en retour à ceux qui m'en offrent, murmure des "bonjour" embarrassés. Je reste collée à Jurgen sans m'en rendre compte. C'est que les marins, les pirates, sur leur territoire, m'impressionnent beaucoup, alors je reste contre lui, ma main toujours dans la sienne. J'aimerais disparaître un peu, qu'ils cessent de m'observer comme si j'étais un joli morceau de viande.

Il me propose de visiter et comme c'est l'occasion de m'éloigner de tout ce monde, je hoche la tête avec un sourire empressé. « Je ferais attention. » Je libère donc ses doigts, non sans un petit creux à l'estomac à ce geste qui me fait soudain me sentir orpheline, et je m'écarte de lui pour le laisser parler sans qu'il m'ait dans les pattes.

Les gars me répondent et puisque je sais faire deux choses à la fois, je les écoute tout en regardant, par dessus mon épaule, Helvalia s'éloigner. Elle est aussi jolie de dos que de face et je ne suis absolument pas le seul à l'avoir remarqué. Robert m'explique que les cordes ont été huilées et qu'elles le seront à nouveau avant de prendre la mer. Le sel leur fait beaucoup de mal, mais on n'a pas besoin de les changer. Matthieu m'indique que la quille et la coque ont été débarrassées de leurs parasites et que merde, ils méritent bien deux soirées de repos pour ces efforts. Je les leur accorde. Will me fait l'inventaire des vivres qui sont arrivées, celles qui le feront sous peu, et précise que les barrils d'eau douce et de rhum sont approvisionnés convenablement. Il me faut aller voir les cartes, d'après Damian, qui me cause avec cet accent anglais fort bourgeois. Je quitte alors le pont, non sans me soucier de la rouquine. J'ai confiance en mes gars, mais si la fille a été assez audacieuse pour tenter de m'échapper, qu'elle évolue en compagnie masculine depuis... Merde, quel âge elle a, au juste ? J'en sais foutre rien, mais c'est pas le sujet. Enfin, elle saura se démerder. Les gars ne lui feront pas de mal, aucune lourdeur qu'elle n'a jamais supporté, du moins.

Je crois que l'aura de Jurgen continue à planer autour de moi, m'auréolant comme un invisible mur protecteur, parce que les membres de l'équipage me fichent une paix royale. C'est étrange, parce que j'évolue pourtant sur leur navire et qu'ils auraient tous les droits de se méfier, mais s'ils le font c'est assez discret pour que je ne m'en aperçoive pas. Tout juste doivent-ils parfois me lancer quelques regards en coin, mais aucun ne met met mal à l'aise. Je suis donc libre d'évoluer à bord mais très sincèrement, je n'ose pas quitter le pont, je ne suis pas sûre qu'ils aimeraient que j'aille fouiner je ne sais où... Je me contente donc de me balader, et puis je vais m'appuyer contre le bastingage en attendant qu'il ait terminé ses affaires.

Will me raconte sa journée. Heureusement, il se contente d'introduire le nécessaire pour que je comprenne un peu le contexte de comment il a appris tout ça, ne s'épanche qu'un peu et quand il le fait, je le rappelle à l'ordre. Quelqu'un est au courant de notre coup à venir, ou bien il se méfie assez pour que des espagnols verrouillent la route vers Port-Royal. De fait, quand je reparais sur le pont, j'ai la mine un peu fermée. Je vais devoir m'entretenir avec Lars pour lui rapporter tout ça. Les quelques semaines à venir vont être délicates. En mer, comme sur Terre. Will n'est pas le plus fin d'entre nous, mais il a entendu causer du fait que Dorothea s'était tirée et de mes frasques d'hier. Il sait que la guerre est déclarée et je ne donne pas plus de deux heures avant que chacun en soit convaincu. Il faut que j'agisse et, malheureusement, il faut que je tienne mon rôle. Sur le pont, je rassemble les gars. Je tente de leur faire un petit discours, comme Corbeau me l'a appris, même s'il en refera un quand on embarquera. Il faut que j'évite toute fuite d'informations potentielles, alors je ne dis rien de précis, mais je parle d'une voix forte et portante. Je ne peux pas dire qu'ils sont galvanisés, ces gars sont en vie depuis trop longtemps pour encore être capable de l'être, mais je crois que cela suffit. Je prends un peu de temps pour demander des nouvelles à chacun d'entre eux. Où en est la grossesse de Sohane, celle de Jeanne, parce que certains des gars sont bien implantés ici. Que devient le frère d'untel. S'ils ont toujours mal à tel ou tels endroit. Je les couve comme le ferait Joséphine, mais en mâle. Enfin, quand l'atmosphère me plaît, je retourne vers Helvalia. J'étais tellement dans mon rôle que je l'avais presque oubliée. Presque, parce qu'on n'oublie pas ce joli arrière-plan qui regarde la mer. Elle a l'air plutôt sereine, alors je m'approche à pas de loup. Je gage qu'elle n'a jamais eu de bonne expérience avec les marins, surtout à bord du navire qui l'a amenée ici. Hé. Ca va ? Tu veux rentrer? Moi, je lui proposerai bien d'aller se baigner, mais d'une part j'ai à faire, et d'autre part, ça lui ferait croire que je veux en voir un peu plus. Ce qui n'est sommes tout pas faux.

Après ce qui me semble être une éternité, Moineau me rejoint et mon visage s'éclaire un peu à sa présence. Oh très bien, je profite du paysage et c'est... Magnifique. Tout va bien ? Je ne crois pas qu'il me donnera les détails de ses affaires mais ça semblait important. J'aimerais bien, oui, j'ai un tas de choses à faire... Enfin si ça ne te dérange pas... Mais si tu as encore à traiter ici je peux rentrer seule, tu sais ? Je te promets de ne pas me sauver. J'étire l'ombre d'un sourire mais je suis sincère, je ne veux pas l'empêcher de faire si travail. Je peux bien me débrouiller pour rentrer même si, quand j'y pense, je ne suis pas sûre de retrouver seule le chemin de la Barbe... Mais je peux toujours m'arrêter pour demander mon chemin.

C'est hors de question et le regard que je lui lance est sans équivoque. Elle ne rentrera pas toute seule. Je suis un peu contrarié de ce que je viens d'apprendre mais je hoche la tête car en effet, je ne lui raconterais pas nos soucis. Ja, tout va bien. Tout d'vrait être prêt dans deux jours. On rentre ensemble, j't'ai dit qu'il valait mieux pas qu'tu paraisses seule les jours à v'nir... Comme pour monter, je lui prends la main pour descendre sans me rendre compte que je la considère comme une oiselle fragile. Les gars nous regardent et ont la décence de murmurer assez bas pour que je n'entende pas leurs vannes bien grasses sur les occupations que j'aurais ce soir, mais je sais qu'ils jasent. J'dois aller voir Corbeau à la Barbe, et... Euh... j'te laisserai te préparer 'vec les filles, hm?

Le regard qu'il pose sur moi change soudain et je pince les lèvres, persuadée d'avoir commis un irréparable affront en proposant de rentrer seule. Je secoue la tête et balbutie. « Oui... Non, bien-sûr, je sais bien... » Je ne voulais seulement pas le déranger et je me sens coupable de l'arracher à son équipage seulement parce qu'il doit jouer les baby-sitters. Pour autant je ne proteste pas, je ne cherche pas à négocier parce que je crois qu'il se vexerait. Sa main glisse de toute façon dores et déjà dans la mienne, comme un nouveau signe, s'il en fallait un, que je ne peux refuser son escorte. Je me laisse donc entraîner hors du navire, en tâchant d'ignorer les regards forts appuyés que le reste de l'équipage nous lance. J'acquiesce pour Jurgen. « Oui, très bien. Merci beaucoup. »