Comme nous ressortons, il passe son bras sous le mien et cette soudaine proximité me réchauffe plus qu'elle ne le devrait. Je ressens une certaine satisfaction, une certaine forme d'arrogance aussi, à me retrouver ainsi à son bras, et je dissimule un sourire. Jurgen se révèle bavard, et un excellent guide. Il nous fraie un chemin entre les passants avec une aisance qui me paraît surnaturelle, personne ne me heurtant jamais. Si je sais courir sur les toits et escalader comme personne, j'ai néanmoins un mal fou à marcher sans me heurter à tout ce qui vit (et parfois même à ce qui ne vit pas) et la présence du pirate à mes côtés me permet de rester en un seul morceau.

Il éveille moi aussi mon appétit, les odeurs qui me parviennent sont toutes plus alléchantes les unes que les autres, et nous sommes passés devant de petits beignets salés que j'imagine parfaitement fondre sur ma langue. Je sais cependant que l'heure n'est pas à la gourmandise et que nous avons plus important à faire. Aussi, lorsque nous entrons dans la petite boutique, je recouvre mon sérieux. Je m'apprête à saluer l'apothicaire lorsque la femme avec laquelle il discutait se retourne pour nous faire face. A la vue de Marisa, je me décompose, et mes doigts se resserrent sur le bras masculin. Elle étire un sourire mauvais. Tiens tiens, notre brebis égarée.

Comment vous dire. Moi j'étais encore là, à causer de ces brochettes et de ces beignets, à argumenter sur lesquels étaient les meilleurs, et j'allais tout juste l'inviter à déjeuner quand cette salope de Marisa fait la fière. Moi je blêmis, par surprise, mais en soi, c'est pas Marisa qui va m'effrayer mais elle me coupe dans mon élan. Par reflexe, je ramène davantage Helvalia contre moi et je referme la forme avec le talon de ma botte. Marisa. Si Helvalia n'était pas avec moi, je me démerderais pour enlever la femme. Voilà qui nous donnerait un bon moyen de pression sur Franco, vu comme il y est attaché. L'apothicaire, lui, ressent clairement la tension qui s'installe. A présent, j'ose espérer qu'il ne va pas refuser de nous vendre quoique ce soit et choisir le camp de La Voile Rouge. Je ne me laisse pas démonter et je viens m'appuyer contre le comptoir, exactement comme si la prostituée n'était pas là. Y'a un sacré choix... J'te laisse choisir, ma Belle. Prends c'qu'il t'faut. Je ne lui indique pas que ce ne sera pas retenu dans ses frais à elle, ça me semble logique. Lentement, mon regard coule sur Marisa et un éclat doré attire mon attention. J'arque un sourcil, et pose tout haut la question. Il est joli c'collier, Marisa. Tu l'as eu où? Je n'ai jamais vu ce collier avant, mais la description qu'Helvalia a fait de ce qu'il elle veut récupérer colle pas mal avec celui là.

Jurgen me tire vers lui, dans un mouvement qui accélère les battements de mon cœur. Je ne me souviens pas de la dernière fois qu'un homme m'a tenue ainsi contre lui dans le but de me protéger, et non pas pour m'effrayer ou me contraindre. Je devine bien, pourtant, que Marisa ne l'effraie pas. Sans doute perçoit-il seulement mon propre affolement, et j'ai du mal à croire qu'il puisse veiller sur moi à ce point là... Il protège son investissement, Helvalia, calme-toi. Moi, je détourne le regard, parce que l'idée d'un affrontement avec elle me déplaît furieusement.

J'acquiesce pour Moineau et je m'écarte de lui pour m'approcher de l'apothicaire, ce sera plus simple de lui demander exactement ce dont j'ai besoin. J'aime de toute façon mieux m'éloigner de la fille. J'adresse un sourire sincère au marchand, et nous discutons ensemble tandis que Marisa répond à Jurgen. « Oh, celui-ci ? » Elle se fend d'un sourire lumineux en portant la main au pendentif. « Robin me l'a offert. » Elle penche la tête, jette un regard par-dessus l'épaule masculine. « Et toi tu t'es offert un nouveau jouet ? »

Ca me déplaît fortement qu'elle puisse causer de la rouquine en ces termes. Je n'ai pas envie de me justifier, mais je sais que c'est une méchante pique qu'elle me lance aussi, à moi. Personne ne me voit jamais avec une femme, sauf quand je vais au bordel, et c'est pas tout-à-fait le même contexte. Je dois être le célibataire le plus endurci de l'île, en tous cas, j'en ai la réputation. Un jouet qui sait se servir de sa bouche autrement que pour sucer, c'vrai qu'c'est quelque chose dont t'as pas l'habitude. J'aime sincèrement échanger des mots avec Helvalia, même s'il est vrai que j'aimerais connaître ses autres talents. Tu sais d'où vient c'collier. Je veux l'récupérer. Si jusqu'à présent, j'étais railleur, mes yeux se voilent d'une espèce de colère. Je sais que j'aurais Marisa, un jour. J'ai jamais pu supporter cette donzelle. Et j'ai très envie que ce jour soit celui-ci.

Je ne peux m'empêcher, du coin de l'œil, d'observer le dialogue entre Jurgen et Marisa, bien qu'il ne m'en parvienne que des bribes. J'essaie de rester concentrée sur ma tâche, et je suis le marchand entre les étagères tandis qu'il récupère ce que je lui demande, pour rapporter le tout sur le comptoir. Bien-sûr, je n'ai pas un sou sur moi et j'ai besoin de Jurgen pour régler les achats. Je fais signe à l'apothicaire de m'attendre un instant, d'un index levé, tandis que je rejoins Jurgen. Je ne sais ce qu'ils se disent mais son regard et noir et j'ai ce geste instinctif pour tenter de le calmer. Je pose une main douce sur son bras et murmure d'une voix qui l'est tout autant. Jurgen ? J'ai tout ce qu'il me faut... Mon regard ne remarque qu'alors le pendentif au cou de Marisa mais je ne veux pas me battre avec elle, et moins encore qu'il se batte pour moi.

Je n'ai pas le temps de perdre patience, la main d'Helvalia sur mon bras me calme instantanément. N'empêche qu'il faut que je récupère ce collier. Marisa me toise et je crois qu'elle a les épaules un peu tendues. Elle sait que je n'aurais pas beaucoup de scrupules à la frapper mais le faire devant Helvalia ne me plaît pas beaucoup. Je prends alors le temps de sortir ma bourse, mais je ne la lâche pas du regard. L'apothicaire m'indique le prix et glisse vers moi le paquet d'emplettes. Il a bien compris qu'il devait ne rien voir et ne rien dire. Marisa. Pourquoi est-c'que t'as toujours pas retiré ce collier, hm? Elle fait la moue. Son regard passe d'Helvalia à moi, et cherche un court instant celui du marchand qui l'évite soigneusement en faisant mine de recompter. La femme pousse un petit soupir de défaite, quelque chose d'un peu insolent, et porte les mains à son cou pour dégrafer le bijou... Avant de le lancer de sorte à ce qu'il tombe au sol, presque à mes pieds. Je fulmine intérieurement mais je me contiens. Tout juste quelques insultes mauvaises en allemand passent mes lèvres alors qu'elle s'esquive avec prudence, ses propres achats sous le bras. Au moins, je n'aurais pas à m'introduire à La Voile Rouge.

La tension, dans la boutique, est à couper au couteau et j'évite pour ma part très soigneusement de croiser le regard de Marisa. Il n'y a pas quarante-huit heures, c'est elle qui décidait plus ou moins si j'avais le droit de sortir ou non, et l'on n'efface pas presque deux mois de docilité absolue d'un claquement de doigts. Cette fille me fait toujours froid dans le dos. Aussi, lorsque Jurgen réclame le collier à son cou, je me fige, le sang se glaçant dans mes veines tant je m'attends à ce qu'elle bondisse comme une furie pour lui griffer le visage... Mais ici, la hiérarchie est inversée et elle sait bien qu'elle ne peut pas se permettre de s'en prendre à un homme tel que lui.

Je la regarde s'éloigner, incrédule, et je m'accroupis pour ramasser le bijou abandonné. Je lève sur Jurgen un regard ahuri. « Elle vous l'a donné... » La seule personne dont Marisa écoute les ordres, c'est Franco, et je suis surprise qu'elle ait abdiqué si aisément ! Je me redresse, le poing refermé sur le pendentif et je balbutie, décontenancée. « Merci. »

Vrai que j'ai bien compté sur l'imagination de Marisa pour qu'elle cède. Je suis même un peu surpris qu'elle l'ait fait aussi rapidement, sans embrouilles. Est-ce que Robin lui a causé de notre petite entrevue d'hier, et des menaces qui pèsent sur elle? Marisa est une mégère, mais elle n'est pas idiote. Moi, j'ai le sentiment que Franco va s'énerver d'autant plus. Je tache d'arborer un sourire et je hausse une épaule confiante. Ca me fait un petit quelque chose de la voir presque à genoux devant moi et lorsqu'elle se redresse, je me permets d'enfermer son petit poing dans ma main. J'suis certain qu'il t'va bien mieux qu'à elle. C'aurait été criminel d'lui laisser, hm? J'espère qu'elle le portera chaque foutu jour parce que je sens que je vais le payer. En général, on n'affronte pas Marisa, parce que l'affronter, c'est cracher au visage de Franco. Tu veux l'porter ou... C'est quelque chose qu'tu gardes en s'cret?

Sa main se referme sur la mienne dans un geste qui, soudain, me paraît presque intime, et je le dévisage sans pouvoir m'en empêcher. Il me faut quelques secondes pour lui sourire en retour, un peu trop en retard pour que ce ne soit pas suspect, et je secoue doucement la tête. « Je ne le porte pas beaucoup, mais puisque je l'ai récupéré... » L'apothicaire, sans que je m'en aperçoive, s'éloigne un peu, je ne sais pas si c'est pour nous laisser un semblant d'intimité ou parce qu'il préfère ne pas avoir affaire à Jurgen... Moi, je dépose le collier dans le creux de la paume masculine, et je lui tourne le dos. Dans une invitation aussi silencieuse qu'explicite, je penche légèrement la tête, et dégage les cheveux qui me barrent la nuque.

J'ai envie d'embrasser sa nuque. Je ne suis pas coutumier de tout ce qui est tendresse, mais il s'avère que j'ai très, très envie de l'envelopper de mes bras et de plonger mes lèvres juste là. Je déroule le bijou devant elle et j'essaye tant bien que mal d'activer le fermoir mais pas moyen, je dois m'y reprendre à quatre ou cinq fois. Une ou deux minutes durant lesquelles j'ai le temps de me faire mille scénarios et de commencer à ressentir un truc au bas du ventre. Et puis voilà, ça y est, le cercle de métal est fermement accroché et je souffle ma victoire face à l'ingénierie des orfèvres. Voilà... Je me permets même de replacer ses cheveux correctement tout en me raclant la gorge. Place à la gène, que je ne suis pas le seul à avoir ressenti. L'apothicaire a disparu. Dans l'un des miroirs, je peux voir que j'ai pris des couleurs. On.. je... Euh. Hm. Je nage à contre courant, détourne les yeux et je me dépite quand la seule chose un peu constructive que j'arrive à prononcer se réduit à un mot. Faim? Je sais bien que je devrais fuir et qu'il serait plus sage que j'aille voir les gars, mais je suis stupide.

Il lui faut une éternité pour accrocher le collier, à tel point que je me demande s'il va bien mais je n'ose pas lui poser la question parce que je crains de le déconcentrer ou de le faire sursauter... J'aurais dû me douter qu'il avait sans doute de trop grosses mains pour pouvoir me l'attacher aisément, mais je n'y ai pas pensé sur le moment, je voulais seulement qu'il voit que j'étais heureuse de récupérer ce pendentif. Ses doigts effleurent ma peau, quand il vient enfin à bout du fermoir, et le rouge m'est, à moi aussi, monté aux joues.

Je cligne des yeux, sans comprendre tout de suite que c'est une question qu'il me pose et non pas juste un grognement. « Oh. Oui, oui. » Je ne me montre pas beaucoup plus loquace que lui, malheureusement, mais j'ai au moins la présence d'esprit de récupérer nos achats avant de retourner affronter l'extérieur. Dehors, l'air chaud me frappe de plein fouet, presque désagréable après cet instant suspendu, et je fronce les sourcils. « Tu connais un endroit plus calme et plus... frais où on pourrait manger ? » Oui, il suffit qu'il effleure ma peau pour que je passe au tutoiement.

J'ai tout le mal du monde à ne pas reprendre son bras autour du mien quand on sort de chez l'apothicaire mais je trouve ça plus sain. Mes yeux sont inévitablement attirés par le bijou qui reflète le soleil et c'est vrai qu'il lui va bien. Je pense qu'elle pourrait ne s'habiller que... Oh merde, je sens que je recommence, j'ai l'impression d'être un animal, il faut que je me calme. Y'a une crique pas très loin, 'vec de l'ombre et du vent mais y faut marcher un peu. J'en profiterais pour passer au navire juste après, c'est à deux pas du port. Je me fais un emploi du temps pour replacer mes esprits. Je range mes instincts dans des petites caisses que je planque bien à l'abri. Je devrais aller directement au bateau, mais j'ai vraiment faim, et pas que de nourriture terrestre. Putain, y fait chaud... J'ai jamais bien supporté la chaleur. T'es française, hm? Chez toi aussi y fait meilleur. Et pourtant, ce que je commande à manger est bourré d'épices. Comme Helvalia ne connaît pas le coin, il faut que je lui fasse découvrir, et ça passe nécessairement par la bouffe. Alors on se retrouve avec une douzaine de brochettes et de beignets tous différents. L'avantage d'avoir de grandes mains, c'est que je peux toutes les porter, à défaut d'avoir des compétences en accrochage de collier.

Tout me plaît, tant l'idée de me trouver dans une crique que celle de pouvoir, peut-être, voir son navire. « Oh c'est une très bonne idée ! Je n'ai même pas eu l'occasion de voir les plages du coin... » N'est-ce pas un comble, de quitter Paris pour me retrouver sur une telle île, et de n'avoir pas encore mis les pieds dans l'eau ? Pas même une seule fois ? Nous marchons côte à côte et j'esquisse un sourire, moi aussi j'ai un peu de mal à supporter la chaleur mais je ne semble pas en souffrir autant que lui. « C'est ça, je viens de Paris... Où il fait toujours noir et gris... Et toi, tu viens d'où ? »

En fait, mon corps menace déjà de suer plus que nécessaire. Oh je fais bonne figure, j'évite de m'éponger le front, mais c'est tout de même dérangeant. C't'un crime d'pas avoir observé ces merveilles, Helvalia. J'viens de Danzig. C'est une ville à l'est du Saint-Empire. Il y fait bon mais c'est bien tout c'qu'il y a de bien. Je n'ai jamais vraiment aimé ma ville. Je ne comprends d'ailleurs pas ces hommes qui s'engagent de leur propre chef dans des armées ou sur des navires pour défendre les intérêts de culs sur des trônes. Voilà pourquoi Tortuga, ça me plaît. Je ne retournerai plus jamais en Europe, et rien que cette idée me donne un frisson de contentement. Mon ton était peut-être un peu rude quand j'ai causé alors j'ai envie de me rattraper. J'suis jamais allé à Paris, mais si toutes les donzelles te r'ssemblent... Je suspends ma phrase parce que je me rends compte de ce que je viens de dire et, dans la précipitation, je désigne la crique que l'on aperçoit d'ici. Oh, r'garde, c'là bas !

Mon regard s'éclaire un peu. « Danzig...? Je ne connais pas du tout... Je crois même que je n'en ai jamais entendu parler mais c'est un nom... Terriblement poétique, tu ne trouves pas ? » Ça sonne comme un endroit lointain empli de contes et de légendes. Ça sonne comme un pays du froid, et ça lui va bien. Ça expliquerait la pilosité fournie, pour résister aux longs hivers, ahin.

Je plisse le museau, intriguée, je voudrais qu'il finisse sa phrase mais il désigne la crique et je m'extasie aussitôt, oubliant ce qu'il était en train de dire. « Oh, déjà ?! Ça a l'air sublime ! Viens ! » Dans un élan incontrôlé, je glisse ma main dans la sienne pour l'entraîner à ma suite tandis que je me dirige en courant vers la crique.

J'allais lui dire qu'elle se trompe lourdement et un sourire commence à se dessiner sur mes lèvres, histoire de lui causer un peu de la ville, en en disant le plus de mal possible, mais quand sa main se faufile dans la mienne, je me démerde pour tenir les brochettes comme je peux et je cours derrière elle. J'ai l'habitude de faire des efforts, j'aime bien ça, mais là je suis désarçonné. Mon esprit part avant mon corps, mais je suis capable de suivre ses pas, même quand mes bottes s'enfoncent désagréablement dans le sable. Sur l'un des côtés, la pierre a été polie par les innombrables fessiers. Moi-même je viens souvent ici pour déjeuner quand je travaille à bord, généralement quand on prévoit de partir ou qu'on vient de rentrer. Je contemple un peu le panorama, pris d'une sensation fort agréable. Je la laisse profiter de la vue et de l'air bien plus pur que n'importe où.

C'est main dans la main que nous rejoignons la petite crique déserte. Elle n'est pas suffisamment isolée de la ville pour être, à mon avis, inconnue de tous les habitants, et je pense qu'il y a fréquemment du monde qui vient s'asseoir ici. Mais elle est malgré tout un peu en retrait par rapport au port et elle doit offrir un calme non négligeable. Aujourd'hui, à cette heure en tout cas, il n'y a personne d'autre que nous, et je peux m'asseoir sur une pierre en étirant un sourire. Est-ce que tu te baignes, parfois ? Peut-être pas ici exactement, il n'est certainement pas assez à l'abri des regards mais ailleurs ?

Je garde sa main dans la mienne, parce que c'est bien confortable, mais je lui propose mon bouquet de brochettes. Elles ont carrément dégouliné sur mes doigts mais je n'en prends pas ombrage. Souvent, ja. C'est l'une de mes occupations favorites lorsque je ne travaille pas. L'eau a ce quelque chose de spécial qui met des barrières entre moi et le reste du monde. Je n'ose pas lui dire que je prends plus souvent l'eau chaude de la mer que celle du bain. J'en r'viens pas qu't'aies jamais foutu les pieds là d'dans... J'ai envie de me déshabiller et de plonger dans l'eau bleue, mais il y a la bouffe.

Il me tend une brochette, ses doigts fermement noués aux miens et je ne cherche pas à les dégager, quand bien même le geste me semble à présent... Étrange ? Je hausse les épaules. Ben tu sais, c'est pas comme si on avait le temps de barboter... Puis Franco n'aime pas qu'on se balade seules en ville, encore moins sur la plage. Or moi je n'ai toujours eu envie de me baigner que seule, je ne faisais pas suffisamment confiance aux hommes de Franco pour vouloir me déshabiller devant eux. A la Voile, c'était une chose, mais je n'aimais pas me sentir prisonnière en-dehors des murs, comme si mon corps était toujours à la disposition de tous. Je croque dans une brochette épicée, plisse le museau en fermant les yeux. Oh bon sang c'est fort !

La chaleur a beau être ma Némésis, j'adore les épices. En venant ici, j'ai trouvé tout un nouveau monde. N'importe quel homme sensé aimerait mieux la grande vie d'ici plutôt que celle de notre Europe terne. Je regarde son visage qui se vêt de rose, puis de rouge, j'observe les plis de son museau et de ses yeux et ça me fait sourire. Jusqu'à ce que je me rende compte que nous n'avons pas d'eau, et l'eau salée risque fort d'empirer les choses. Je mâche encore ma viande quand je lui demande: Alles gut ? Ça va ? Manquerait plus qu'elle s'étouffe et que je perde, comme le dit si bien Marisa, mon "nouveau jouet". T'as b'soin de quelque chose ? Je peux courir quémander de l'eau douce à n'importe quel bord s'il le faut.

Je ne suis pas habituée à manger épicé, ça ne m'est que très peu arrivé et jamais à ce point ! J'aurais aimé être capable de l'impressionner. C'aurait peut être été l'occasion de passer pour une de ces femmes qui n'ont peur de rien, et que pas un seul piment ne fait sourciller. Celles qui sont capables de prétendre à l'amitié d'hommes tels que lui. Des larmes ne tardent pas à perler au coin de mes yeux tandis que je secoue la tête. Non... Hmpf, non, ça va aller... J'ouvre la bouche, tente d'absorber une goulée d'air jusqu'à ce que la brûlure daigne s'apaiser. Tu cherches déjà à m'empoisonner ?

Je me voyais déjà devoir prendre soin d'elle après un malaise. J'ai failli rire, mais l'inquiétude a pris le dessus sur tout. Et maintenant qu'elle parle, fait des phrases décentes, je me trouve rassuré. J'abandonne les brochettes sur le plat de la pierre. Elle n'a mangé que la moitié d'une à peine quand j'ai eu le temps d'en engloutir deux. Je pourrais facilement manger toutes les autres mais ça me forcerait à causer la bouche pleine. Si d'ordinaire je ne me formalise pas de ça, je crois que cette fois je me soucie un peu de l'image que je lui renvoie. Si quelqu'un doit redouter un empoisonnement ici, c'moi… T'es bien celle de nous deux qui a l'plus de compétences en la matière. Un sourire s'étire sur mes lèvres alors que je la regarde en biais, rieur. Moi j'ai des méthodes bien plus douces hé… Je ne sais même pas pourquoi je dis ça.

Je recouvre peu à peu mes esprits, et les couleurs qui sont venues teinter mes joues retrouvent des teintes moins inquiétantes. Sans doute ai-je moins l'air prête à imploser que quelques secondes auparavant. Mon regard s'éclaire même d'une lueur mutine. Ce serait tout de même idiot de ma part d'empoisonner l'homme qui me nourrit... Nos mains se sont abandonnées, je ne sais quand, et je porte la mienne au pendentif à mon cou. Qui retrouve mes bijoux... Et qui en empêche d'autres de me trancher la gorge. Jurgen a tout d'un sauveur à mes yeux, et j'en suis déjà à me demander comment j'ai survécu presque deux mois à Tortuga sans l'avoir pour veiller sur moi. J'incline la tête sur le côté en plissant le museau. Des méthodes plus douces pour quoi faire...?

Elle a raison. J'en ai fait beaucoup fait pour elle en même pas une journée. J'en ai fait plus pour elle que pour n'importe quelle fille en fait et je m'en rends compte. Tout ça m'a paru naturel, je n'y ai pas réfléchi plus tôt. Si la nourrir et l'empêcher de se faire tuer sont des tâches qui vont d'elles même dans la situation, je n'étais pas forcé d'exiger ce collier, ce qui d'ailleurs me vaudra peut être quelques représailles. Je suis des yeux le mouvement de sa main, inévitablement mon regard se perd un peu plus bas et je souris toujours un peu bêtement. Merde, pourquoi j'ai dit ça ? Bien sûr que ça exprimait le désir qu'elle suscite chez moi, mais je ne sais pas comment me rattraper. Je ne peux tout de même pas lui dire que quand j'assassine quelqu'un, je le fais en toute discrétion. Des méthodes plus douces pour… hm. Manger des brochettes ? C'est ridicule, Moineau. Espèce d'idiot. Je suis ridicule à me débattre, là, je le sens. Il me faut vite quelque chose pour détourner la conversation. J'dois passer voir les gars. Tu veux venir ? Si jamais j'dois rester, je dirais à un des mat'lots de te raccompagner. J'ai toujours faim mais j'ai vraiment besoin de faire autre chose que d'être assis là avec elle. Il en va de ma dignité.

​​​Il s'empourpre un peu, balbutie, perdant de toute évidence un peu de son assurance, et je dois me mordre l'intérieur de la joue pour ne pas rire de tant de maladresse ! Je vois bien que je lui plais, physiquement s'entend, d'ailleurs il m'a déjà dit deux fois qu'il me trouvait jolie. Je n'imagine pas le moindre sentiment autre de sa part. Non, tel que je vois les choses, je crois seulement que Jurgen aimerait bien passer une nuit entre mes draps, et puisque je commence les affaires ce soir, je ne serais pas surprise qu'il soit mon premier client. C'est à ça que je pense, parce que je reste courtisane, même si la Barbe semble mieux traiter ses employées que la Voile. Je ne suis qu'une courtisane et il est donc normal que la plupart des hommes aient envie de me sauter. CQFD.

Ca ne me met donc pas mal à l'aise outre-mesure, au contraire sa réaction m'amuse beaucoup et je veux bien me montrer indulgente en esquissant un sourire. « Je n'ai de toute façon pas trop le choix, si ? Tu m'as déconseillé de me balader seule pour le moment... Cela dit j'aimerais mieux ne pas trop tarder, je dois commencer à travailler ce soir maintenant que j'ai l'accord du Capitaine et j'aimerais avoir le temps de préparer un peu mes affaires, avant. »