Ca me tire un bref rire, de l'entendre me faire ce reproche que je me fais à moi-même depuis quelques heures. Elle ose. J'avais pensé tout t'expliquer mais, euh... J'ai eu la pression, Franco aurait certain'ment débarqué s'il avait rien entendu, ou il aurait débarqué juste après. D'ailleurs, jolie performance. Je me coupe un nouveau morceau de pain et de fromage et j'en dispose devant elle. Moi j'aime bien qu'elle soit toute frêle, mais depuis quand est-ce qu'elle n'a pas bouffé un truc correct, la donzelle ? J'étais v'nu chercher Dorothea. Je vais pas lui mentir. Je sais bien qu'elle est quelque part là bas, mais si elle se planque, c'est qu'elle reviendra pas, j'l'ai compris dès le début. C'son choix. Franco, lui, il aurait jamais dû l'inciter à partir, elle le r'grett'ra. Les filles, là bas, elles redoutent Franco... Toi, j't'y ai jamais vue. T'es belle, et je crois pas que tu risques de nous espionner pour tout rapporter à Franco. Par contre, t'as peut-être quelque chose à nous dire à son sujet? On verra ça plus tard, j'ai pas envie de la brusquer. T'as jamais travaillé à ton compte ?

J'arque un sourcil, surprise qu'un homme tel que lui soit prêt à admettre qu'il a été dépassé par le stress... Ca me le rend d'autant plus sympathique. je sens une fois de plus le rouge me monter aux joues mais je hausse les épaules d'un air nonchalant. « Mh, c'est mon métier après tout. » Mais je veux bien concevoir que l'instant n'était pas idéal pour une discussion... Cela dit, je me demande si ça aurait réellement changé quelque chose... Est-ce que Franco aurait réellement eu des scrupules à s'en prendre à un homme en train de baiser ? Je n'en suis pas sûre.

En prime, il me complimente pour la deuxième fois de la journée et je détourne le regard dans un sourire embarrassé. « Non, jamais. » Je secoue la tête. « Je ne sais pas pourquoi Dorothea est venue, je ne sais pas ce que Franco a pu lui promettre... Je ne suis pas là depuis très longtemps et je n'ai pas vraiment eu droit aux confidences. » Je plisse le museau. « Est-ce que ça veut dire que je vais travailler pour vous, ici ? »

Pour être honnête, j’ai pas vraiment l’habitude de causer à des femmes. Enfin, si, mais pas de passer du temps avec elles comme je le fais avec Helvalia. C’est agréable, et ça le serait d’autant plus si on ne causait pas de Franco. Je sais qu’on va devoir mettre les choses au clair, lui et nous, au bout d’un moment. On peut pas rester ainsi à craindre des représailles, que ce soit lui ou nous. Je suis un peu déçu qu’elle n’ait rien à raconter sur Franco… Travailler pour nous, c’vite dit. ‘Fin… Si, en quelques sortes, ja. Disons qu’t’as ta chambre, tes clients, et qu’on aim’rait bien que tu t’occupes bien de certains des gars ‘vec qui on fait des affaires. Tu fais c’que tu veux mais on s’attend quand même à, hm… Je hausse les épaules. Depuis quand je prends des pincettes pour énoncer les termes d’un contrat qui n’est même pas signé ? Une part raisonnable de tes gains. C’est qu’il faut tout de même faire un bénéfice. Je me rends bien compte, pourtant, que les filles devraient se battre pour travailler sous notre toit, et je ne comprends pas non plus pourquoi Dorothea nous a quittés. Ca m'inquiète un peu, je dois dire, ça pue.

Je suis si eberluée de sa proposition que j'en repose même mon morceau de fromage sur la table, stupéfaite. Attendez... C'est... C'est tout ? Juste... Juste une partie de mes gains ? Ça n'a pas le moindre sens ! Un homme que je ne connais pas, et qui n'avait de toute évidence jamais entendu parler de moi, venu me libérer de la maison close la plus réputée de Tortuga sans... Rien demander en échange. Parce que c'est de ça, qu'il s'agit à mes yeux. Une partie de mes gains, ce n'est pas grand chose, ou si peu en comparaison des obligations que j'avais envers Franco ou même les autres avant lui. Quand vous dites que je fais ce que je veux... Ça signifie que je peux choisir mes clients...? Que je peux... Que je peux sortir d'ici comme je veux ?

Elle me donne l’impression d’être mauvais en affaires. Or, il s’avère qu’en fait, cette façon de travailler est très profitable. Dorothea est une exception, et il me faudra éclaircir tout ça. Une fille qui bosse pour elle-même est bien meilleure qu’une donzelle épuisée par les douze passes du jour. Une fille qui travaille moins a plus d’énergie, et vaut plus cher. C’est la loi de l’offre et de la demande. Ici, les gars ne viennent pas juste tirer un coup. Ils viennent passer un agréable moment, avoir l’illusion qu’ils sont attendus, ils apprécient de savoir, ou de croire qu’ils ne sont pas le quatrième ou le cinquième de la journée. Moi-même, ça m’a toujours un peu rebuté, et ça dégoutterait chacun qui a un peu de fierté, même si on sait très bien que c’est du faux, tout ça. Ecoute, Helvalia… Je cherche pas à t’entuber. J’sais pas bien dans quelles circonstances t’as bossé jusqu’à présent, mais t’apprendras à me connaître. A nous connaître tous. On n’a pas d’esclaves, on frappe pas les donzelles, sauf si elles l’demandent, on fait juste des affaires. C’t’un échange de bons procédés. J’te déconseille de sortir seule pendant quelques temps, histoire de laisser s’tasser les choses. Si t’as besoin de quelque chose, tu peux d’mander à Rodrik ou Alphonse, ou j’peux t’accompagner si j'ai l'temps, hm. Mais… Je la regarde, un peu plus sérieux. Je sais que c’est normal qu’elle ait cherché à se tirer cet après-midi, mais j’ai pas envie qu’elle recommence, ça ne ferait que remuer la merde. Recommence jamais c’que t’as fait tout-à-l ’heure. Pas si t’acceptes d’rester ici. Hm ? Et il faut qu'elle reste. Au fond, elle n'a pas vraiment le choix. Elle ne peut pas partir, parce que ça enverrait un message épouvantable à Franco et à tous ceux qui cherchent à faire des efforts.

En fait je comprends leur mode de fonctionnement, j'ai déjà rencontré des filles qui avaient la chance de travailler dans ces conditions. Je ne comprends seulement pas par quel miracle je suis parvenue, moi, à me sortir de la situation dans laquelle je me trouvais. Je pensais être prisonnière pour toujours, jusqu'à ce que je devienne trop vieille et qu'on se débarrasse de moi parce que je serais devenue un élément gênant. Jurgen me paraît comme... Tombé du ciel. L'idée d'être pleinement libre me paraît si loin, depuis si longtemps, que je réponds avec empressement. « Oui ! Oui, je veux rester ici, bien-sûr que je veux rester ici. » Je secoue la tête, le revirement de situation est tel que ça me donne le vertige. « C'est... Mais je... Enfin j'n'ai rien qui soit... à moi ? Je n'ai pas de quoi payer la chambre pour le moment, ou les frais ou... » A la Voile Rouge, il ne nous reste rien, parce que chaque dépense -parfois même fictive- est déduite de l'argent de nos passes. Une fois que Franco nous a fait payer l'hébergement, la nourriture, les fringues et tout le reste, il ne reste plus rien, peu importe combien l'on gagne. C'est un calcul truqué dont il sort toujours gagnant.

Quand elle répond, ça ressemble presque à de l’enthousiasme et ça me fait sourire. Moi qui me sentais coupable, j’ai finalement l’impression d’avoir fait une bonne action. Elle n’est pas dénuée d’intérêts, mais ça compte quand même, non ? J’crois que t’as deviné que j’suis un marin, on l’est tous, ici. Quand on engage un mat’lot, on lui verse sa solde. Avant même qu’il ait foutu l’pied sur le navire. On assume d’perdre si l’gars meurt avant la fin du mois. On assume l’mauvais investiss’ment. Mais s’il a pas d’quoi s’équiper, il nous servira à rien. ‘Vec toi c’est pareil. T’es… Je me rends compte que je la détaille un peu trop, alors je détourne les yeux. Je sais que vous, les femmes, z’avez b’soin de tout un tas d’choses… pour… euh… Vot’travail, 'fin, tu vois... J'ai constaté qu'elles sont rares, celles qui se retrouvent avec douze mômes. Y’a bien quelques donzelles ici qui te dépanneront d’main matin, mais j’t’apporterai d’l’argent. J’hésite, parce que ça ne devrait pas avoir d’importance, du moins, pas assez pour qu’on mette en danger quelqu’un, mais je demande quand même. Y’a des trucs que tu voudrais récupérer, chez Franco ?

Moi aussi, j'ai l'impression qu'il a fait une bonne action, je me sens libérée d'un poids énorme. Sans doute que je ne mesure pas encore le danger que j'encours, en ayant fui la Voile Rouge. Je ne songe pas au fait que Franco voudra se venger, d'eux mais aussi de moi puisque je les ai suivis. Non, je songe que de toute ma vie, je n'ai jamais été aussi proche de la liberté que je le suis en cet instant. Oh non, non, ce serait trop dangereux... Josephine dit que les filles me prêteront des vêtements le temps que je puisse m'en acheter d'autres. Je réfléchis, baisse le museau en secouant la tête parce que c'est idiot. J'ai bien laissé un collier auquel je tiens beaucoup... Machinalement, je pose les doigts sur le haut de ma poitrine, où le pendentif devrait se trouver. Avec une coccinelle... Mais c'est enfin ce n'est rien, vraiment.

Je suis des yeux le mouvement de sa main et j’admets que je trouve qu’il manque quelque chose sur cette poitrine. Je ne dis rien, je ne veux pas lui laisser l’espoir que je trouverais ce pendentif, mais j’ai quand même bien envie de le lui ramener. Ça a quelque chose de stimulant, et voilà longtemps que je n’ai plus mis ces talents à contribution. D’un coup, j’ai très envie de me faufiler dans le bordel où tout le monde est probablement déjà alerte. Je hausse les épaules, comme pour dissimuler mes pensées. Je réfléchirais plus tard.
Je descends le reste de mon rhum puis je désigne du menton le pain et le fromage. T’as assez mangé ? T'es fatiguée ? Pour ma part, j’ai envie d’un truc sucré, alors je pique, dans le panier qui est sur la table, une banane.

J'esquisse un sourire, mais je dodeline de la tête. Oh j'ai assez mangé, oui, merci... C'est gentil. J'ai bien grignoté le fromage, le pain aussi et je n'ai pas un appétit d'ogre, il faut que je me réhabitue à manger de cette façon. Mais il me demande si je suis fatiguée et je secoue la tête. Pas vraiment... En fait... En fait je me demandais si vous pouviez... Enfin si vous vouliez bien me faire visiter les lieux ce soir...? Je veux dire, ça à l'air calme et je ne voudrais pas vous déranger quand vous serez occupé... C'est un peu dérangeant d'être dans un endroit étranger, j'ai envie d'apprivoiser les lieux mais j'ai aussi envie de rester encore un peu avec lui avant qu'il ne me renvoie à l'étage.

J’avais l’intention de sortir un peu pour prendre la température en ville. Je sais que l’on risque quelques échauffourées à cause de mon petit spectacle à La Voile Rouge, même si Franco serait stupide d’agir sans réfléchir. Ceci dit, j’ai bien le temps de lui faire faire le tour avant d’aller bosser alors je prend la peine d’avaler le fruit avant d’étirer un sourire, sans avoir à me forcer, et je me lève. Komme. J’vais t’montrer. Je me retourne en gageant qu’elle va me suivre. Je ne lui ai pas proposé mon bras, elle n’en a pas besoin, et je n’ai pas besoin de contrôler ses mouvements et son rythme comme j’aurais du le faire plus tôt dans la journée. Je m’arrête dans la pièce principale où je prends le temps de saluer les quelques marins de poignées de main ou d'accolades viriles. Leurs regards se posent sur la jeune fille et même s'ils ne sont pas tout-à-fait sains et que certains se montrent fort intéressés, ils ne commentent pas. Amenant la rouquine à l'écart, là où elle peut embrasser la pièce d'un seul regard, je lui indique que c’est ici que l’on reçoit. Je désigne une des alcôves, et murmure qu’il s’agit là de discuter tranquillement. Pour les affaires, ou simplement pour le plaisir de partager un moment. Puis je lui montre d’épais rideaux rouges. Là-bas, t’as pas besoin d’y aller. Le Capitaine en s’rait pas content. C'est peu dire. La paranoïa de Lars s'enflammerait à voir une ancienne fille de Franco fouiller dans leurs affaires... Oh, Joséphine t’a montré où tu pouvais t’poser ‘vec les filles quand tu n’travailles pas ?

Un sourire purement enfantin fleurit sur mes traits lorsqu'il accepte de me faire visiter ce soir, et j'abandonne ma chaise avec enthousiasme. Je me sens bien plus sereine, à présent que je sais que je ne suis pas vraiment captive ici. Enfin, je ne suis pas idiote, j'imagine bien qu'on ne me permettrait pas vraiment de refuser ce marché, cependant je suis surtout consciente de tout ce qu'il me permet d'obtenir. Et j'ai été conditionnée à cette vie si longtemps que l'idée de faire autre chose ne m'effleure même plus.

Nous quittons ensemble la cuisine pour regagner la grande salle, qui s'est quelque peu remplie depuis notre départ. J'adresse d'engageants sourires à tous les hommes que nous croisons et qui le saluent. Le Capitaine ? Ce n'est pas vous, le Capitaine ? Durant tout ce temps, je crois que je me suis imaginée qu'il était responsable des lieux, et de ses occupants. Je secoue la tête. Non, elle n'en a pas eu le temps.

Je ris, cette fois. Ça fait du bien de rire de façon aussi innocente et inopinée. J'ai l'impression que la tension de la journée se tasse pour de bon. Je me permets de la guider dans une arrière salle en effleurant son épaule. En fait, ma main s'arrête tout juste au-dessus pour lui éviter de se cogner contre le mur parce qu'elle m'a l'air un peu gauche. Moi? Capitaine ? Plutôt crever, d'moiselle… Je te le présenterai demain. Viens. La pièce qu'elle découvre n'a rien à voir avec le reste de l'établissement. La patte féminine est indéniable. Aucun client n'est admis ici. Des brosses à cheveux traînent ici et là, des tasses à thé, et des filles qui plaisantent entre elles. Jurgen ! Tu nous apportes la nouvelle ? Alicia est une femme très grande et bien en chaire d'une quarantaine d'années. C'est la première à avoir travaillé ici. Elle s'approche de la rouquine pour prendre les mains entre les siennes et lui signifier qu'elle est enchantée de la rencontrer tout en se présentant elle-même. Tu passes la soirée avec nous ma Jolie ? J'ai envie de répondre pour elle et de lui dire que non, que je dois lui faire faire le tour, mais je la laisse faire. C'est son premier soir ici, elle ne travaille pas, et peut être préfère t'elle la compagnie de femmes plutôt que celle d'un rustre comme moi.

Je hausse les sourcils, surprise par son éclat de rire, comme si j'avais dit quelque chose d'absolument ridicule, improbable. Oh... Et bien d'accord. Le mystère s'épaissit a nouveau. Si Jurgen semble être prêt à se montrer indulgent avec moi, je me demande néanmoins qui est le réel responsable des lieux et s'il est aussi patient que lui. En prime, si Jurgen n'est pas le Capitaine, je me demande quel est réellement son rôle !

Le moment n'est pas venu de l'interroger plus avant, cela dit, puisqu'il m'entraîne vers la partie de l'établissement visiblement réservée aux filles. Je cligne des yeux dans un sourire, mes mains dans celles d'Alicia, et j'en oublie mon accompagnateur. C'est que j'ai toujours eu des relations très difficiles avec la gent féminine, et je ne suis pas accoutumée à être si bien accueillie, c'en est grisant ! D'une part, je ne veux pas la froisser en refusant son invitation, ou manquer une opportunité de sympathiser avec les autres filles. D'autre part, je suppose que Jurgen avait à faire et qu'il ne sera pas mécontent d'être déchargé de ma responsabilité. C'est donc tout naturellement que je réponds, avec enthousiasme. Oh oui, avec plaisir !

Je les regarde tout à tour et j'esquisse un sourire parce que j'aime bien voir les filles vivre. Elles transpirent souvent la joie de vivre quand elles se retrouvent entre elles et parfois, je voudrais être un petit rongeur pour entendre ce qu'elles se disent. C'est de la simple curiosité, pas un intérêt particulier. Je me demande simplement de quoi les femmes peuvent bien causer entre elles, quand les oreilles mâles sont bien loin. La rouquine sera en sécurité et bien entourée. Comme je l'ai fait plus tôt dans la journée, je m'incline bien bas, exagérément, pour saluer les femmes. Mesdames, j'vais donc vous laisser à vos occupations. Je regarde Helvalia mais c'est à toutes que je m'adresse. Prenez bien soin d'elle. Demain, si c'pas d'jà fait, j'te montrerai la suite. Si les femmes sont accueillantes, je ne me sens jamais vraiment à ma place ici. Mes relations avec elles sont strictement professionnelles, mais elles ont cette attitude charmeuse qui, si elle n'est pas désagréable, m'est devenue si commune.
Il est l'heure d'aller débriefer la journée avec Rodrik et Alphonse avant de sortir en ville.