Il daigne enfin me donner un semblant d'explication, et je crois que je mesure seulement maintenant la situation dans laquelle je me retrouve, contre mon gré, coincée. Qu'on ne se méprenne pas, c'est déjà contre mon gré que j'ai commencé à travailler aux Miracles, et contre mon gré encore que j'ai été emmenée ici, à Tortuga, pour être vendue à Franco. Mais les fois précédentes, je savais toujours plus ou moins ce qui m'attendait. Je ne connais même pas le prénom de cet homme, Moineau ne pouvant être qu'un surnom, et je secoue la tête parce que non, je n'ai pas la moindre idée de ce qu'est la Barbe Fringante. « J'en ai seulement un peu entendu parler... » Je regarde autour de nous, nous n'allons pas tarder à pénétrer le cœur de la ville et il y aura bientôt beaucoup, beaucoup trop de monde. Alors c'est maintenant que je tente ma chance. Je l'interromps, pose une main sur son bras et lève sur lui un regard de biche effarouchée en murmurant. « J'ai vraiment besoin de... » Je feins d'être embarrassée, fais ce geste de serrer mes cuisses l'une contre l'autre comme si je mourais d'envie de faire pipi, désigne l'angle de la ruelle, déserte. « Est-ce que vous pourriez me laisser deux petites minutes...? »

Je hausse les sourcils. Seulement un peu ? Té... C'est l'bouge le p... C'est étrange, ce contact sur mon bras, elle qui n'a même pas voulu y enrouler le sien. Je suis pas débile, Mademoiselle. Sachez-le, on ne trompe pas Moineau ainsi. Pourtant, ses yeux sont jolis et ils me donnent envie de lui laisser faire tout ce qu'elle veut. Et puis si vraiment elle avait envie de pisser, hein? Si je la ramène souillée à Lars, je vais me faire passer un savon, et mon trophée ambulant aura beaucoup moins de valeur. Je plisse les yeux, comme pour la prévenir de ne pas faire de faux-pas. Vas-y. Deux minutes, pas plus. Et j'reste juste là. Et effectivement, je reste juste là. Je ne la regarde pas, j'appuie simplement le dos à l'angle de la ruelle. Je guette, que personne n'arrive, comme une bonne copine. Ou comme un exploitant agricole qui ne veut pas se faire pincer après avoir subtilisé la plus jolie jument du troupeau. Les hommes de Franco doivent patrouiller, parce qu'au loin on entend des gens gueuler (même si ça n'a rien d'inhabituel). En revanche, aucun signe de Rodrik et Alphonse.

Il consent à me laisser m'éloigner un peu, et j'esquisse un sourire reconnaissant en m'écartant de lui. Je joue le jeu jusqu'au bout, ou presque, je m'éloigne suffisamment pour préserver mon intimité, je fais mine de retrousser ma robe... Et quand je me rends compte qu'il a la décence de ne pas regarder dans ma direction, je me relève. Les premiers pas que je fais, à reculons pour garder les yeux sur lui, sont lents, mesurés et aussi discrets que possible... Et puis, dès que je passe l'angle de la rue, je détale en courant, sans avoir la moindre foutue idée d'où je vais.

Les deux minutes sont largement écoulées. Je crois que je me suis fait enfler. Ce genre de trucs m'arrive, parfois, mais en général, je prends des précautions. Quand je constate la ruelle vide, je ne peux que me rendre à l'évidence. Scheisse ! Cette adorable petite salope s'est jouée de moi, et maintenant, on est tous les deux dans la merde. Qu'est ce qui lui a pris, au juste ? J'ai été gentil. Je croyais même que ça pourrait l'amuser, de courir sur les toits. Je comptais pas la séduire, je fais pas dans ces trucs là, mais je voulais au moins rendre la chose moins pénible pour elle. Et, d'accord, pour moi aussi. Et où est-ce que je cherche, maintenant, hein? Je me dis que je peux peut-être la pister, et en effet, je vois, sur le sol sablonneux quelque chose qui ressemble au frottement du bas d'une robe, et de minuscules empreintes de pieds. Qu'elle doit être légère ! Ma jambe me fait un mal de chien parce que la donzelle comment à me taper sur les nerfs, j'ai même envie de la gifler mais je me ravise parce que, déjà, elle n'est pas là pour que je lui imprime la marque de ma main sur la joue, et en plus parce qu'il serait fort dommage d'abîmer ce joli minois. Je suis donc les traces, je ne dois pas lui laisser trop d'avance, alors je trottine et, à l'angle de la ruelle, j'ai tout juste le temps d'apercevoir une masse rousse. Je te tiens.

Si je connaissais la ville, je saurais à peu près dans quelle direction me diriger. Je saurais, par exemple, qu'il ne faut pas que je retourne en direction de la Voile Rouge où ce doit être le branle-bas de combat. Je saurais également où se situe la Barbe Fringante, vers laquelle il faut absolument que j'évite d'aller. L'ennui, c'est que je ne connais pas encore très bien la ville, je n'ai que peu eu l'occasion d'échapper aux murs de la maison close et j'ai, par dessus le marché, un sens de l'orientation absolument déplorable.

Dans ma course effrénée, je ne me rends pas compte que je retourne sur mes pas, en direction même des lieux que je cherche à fuir. La fumée aurait pu me mettre sur la voie, si j'avais pensé à lever les yeux... Mais je suis tellement concentrée sur le fait de ne pas trébucher que je ne regarde rien d'autre que mes pieds, et je me heurte de plein fouet à Robin, l'un des hommes qui travaille pour Franco. Je le heurte si fort en réalité que le choc me fait littéralement basculer en arrière.

Je jure dans ma langue que personne ne connaît en bousculant les gens. Je me coule entre eux lorsque c’est possible, mais la plupart du temps mes épaules les dégagent. Je risque de perdre la fille, alors j’accélère, en ignorant la douleur dans ma putain de jambe. Là, je suis à l’angle de la rue où j’ai aperçu les fils de feu. Lorsque j’ai enfin une vue sur la ruelle bien moins bondée, il est trop tard. Je l’insulte d’idiote, mais je sais que je ne peux pas la laisser ici. Je connais Robin. On s’est déjà battus, lui et moi. Il était sur le navire qui avait cherché à nous faire barrage et, à vrai dire, je ne lui en ai jamais trop voulu. Robin ! Je n’ai pas entendu ce qu’il disait à la courtisane, mais ce sourire mauvais, je le connaît. Alors je ne suis pas surpris quand il tend une main vers sa chevelure pour l’aider, vous imaginez, très gentiment, à se relever. Robin… Lâche la. C’est ta donzelle, Moineau ? On commençait à croire que t’étais redevenu puceau, dis ! Et comme je vois qu’il ne va pas m’obéir, je pose la main sur le pommeau de mon sabre. Si j’dois me  répéter, Robin, l’un d’nous va regretter, et j’suis plutôt en veine, aujourd’hui.

Je blêmis dangereusement en reconnaissant Robin, qui n'est pas réputé pour sa tendresse... Je me suis montrée plutôt docile depuis mon arrivée, mais j'ai vu comment il avait traité la dernière fille à avoir tenté de s'échapper (en emportant avec elle un peu trop d'argent d'ailleurs) et l'image que je garde en mémoire me glace le sang. Sa main se referme sur mes cheveux lorsque la voix de Moineau, dans mon dos, retentit, et je ne pensais pas être si soulagée qu'il me rattrape. Robin éclate d'un rire mauvais. « Tu veux vraiment parier, Moineau ? » D'une brusque traction, il me redresse en chopant ma nuque, et je couine sous l'inconfort qui confine à la douleur, quand il me ramène contre lui, mon dos contre son torse. Sa main glisse le long de mon cou, enveloppe tout à fait ma gorge, et je lève sur l'Intrus un regard horrifié.

J’aurais jamais du faire ça. Je l’ai su dès que j’ai vu la sale gueule de Robin. Je déteste ça. Ma propre gorge tiraille. Je crois que mon regard se voile aussi un peu. J’égorge des gens, des fois. Sauf que moi, je fais jamais la même erreur que mes propres bourreaux. Je réfléchis à toute vitesse. Oui. Voilà, j’y suis. Ca dépend, Robin… Est-c’que t’es prêt à mettre Marisa en jeu ? J’ai déjà vu comment il agissait envers elle. Je sais que c’est pas réciproque. Je me suis renseigné, j’ai le bras long. Si je m’occupe autant de la merde que Lars me confie, c’est parce que j’aime bien ça. Robin m’a provoqué. Le visage d’Helvalia me fait mal, je ne veux pas qu’on l’égorge. D’ordinaire j’en ai pas grand-chose à foutre des gens, mais je ne veux pas perdre. Lâche la. Rodrik et Alphonse sont sur le coup. J’peux très bien te laisser ici avec cette pute et donner le signal. J’étire un sourire mauvais, mais mon regard a le temps de croiser celui de la jeune femme. Fais pas de geste brusque, donzelle, fais-moi confiance.

Mon cœur bat si fort que c'en est douloureux, je le sens tambouriner contre mes côtes, charrier le sang dans mes veines, entre mes tempes, et le bourdonnement dans mes oreilles occulte le reste. Je crois que je vais mourir ici. Après tout comment pourrais-je plaider ma cause, alors que je n'ai rien fait pour arrêter le pirate ? Je n'ai pas crié pour donner l'alerte, je n'ai même pas tenté de me débattre. Non, je l'ai suivi de mon plein gré parce que je ne voulais pas rester auprès de Franco, et peut-être parce qu'une partie de moi espérait parvenir à s'enfuir. Si Robin ne me tue pas dans cette ruelle, Franco s'en occupera lorsqu'on me ramènera à la Voile Rouge.

Je peine à respirer correctement, mais lorsque mon regard croise celui de Moineau, je crois y lire quelque chose comme un regain d'espoir. Je ne sais pas pourquoi j'ai envie de lui faire confiance... Peut-être parce que je n'ai, de toute façon, pas d'autre issue ? Alors je retiens mon souffle et je ferme les yeux, que l'on me tranche la gorge ou que Robin s'effondre, je ne veux pas voir ça.

Robin me regarde. Le silence dure quelques éternités. Deux ou trois. Je ne sais pas trop ce que je perçois dans ses yeux. Sa peur de perdre l’être aimé, ou celle de se faire massacrer ? Il hésite. Il pense certainement que je le trouerai quand il l’aura lâchée. C’est un jeu d’égos. Dieu sait qu’en terme d’ego, je sais bien donner le change. J’ai pas une grande estime de moi-même, quand j’y pense, mais je sais parfaitement faire croire le contraire. La lame vacille sur le cou ocellé. Elle ne coupe pas la peau mais je crois que j’ai de la sueur qui s’engouffre dans la raie de mon cul. Robin décrit un geste mou qui libère la gorge de la rouquine. Il ne prend pas la peine de la pousser, il s’éloigne simplement à reculons. Si seulement il savait que ses gars n’étaient pas loin. Si moi je le savais, je ne le laisserai pas en vie, ou bien je balancerai la donzelle sur mon épaule et je courrai aussi vite que possible, j’sais pas. N’empêche qu’il s’éloigne, pas à pas, et que je me détends. Merci, Marisa. Je serai tendre quand je devrais malgré tout te faire déguster.

Le temps se suspend, comme mon souffle et celui de Robin, et je n'ose pas bouger d'un cil, de crainte que la lame qui glisse sur ma peau ne ripe tout à fait. La sensation du métal froid ne m'est pas étrangère, et je traîne deux jolies cicatrices qui le prouvent. Il me suffit de me concentrer un peu pour me souvenir de la sensation de la chair que l'on transperce, et de la douleur vive qui s'en suit. Je me demande, fugacement, combien de temps il me faudrait saigner avant de rendre mon dernier souffle...

J'en suis là de mes songes lorsque la poigne de Robin se desserre sur mes cheveux, et je reprends mon souffle dans un hoquet de surprise, tant je ne me rendais plus compte que j'avais cessé de respirer. Et si je cherchais à fuir, quelques instants plus tôt, cette fois je me précipite contre Moineau. Je ne songe plus, naïve ou trop déphasée, qu'il m'a sauvé la vie uniquement parce qu'il a ses propres intérêts à servir. Non, tout ce que je vois, tout ce à quoi je pense, c'est qu'il ne m'a pas laissée mourir ici. Je m'accroche à son bras, furieusement cette fois, le palpitant encore affolé, et je veux bien me montrer docile. « Je te suis... »

Elle se fond contre moi et je crois que moi aussi, je respire à nouveau alors mes doigts se referment sur l’arrière de sa tête. Je me rends compte que je suis un peu moite et que l’autre main est restée sur le pommeau de mon sabre. C’est dans ces cas là que j’aimerais mieux être bon tireur, même si je crois que la tête de la courtisane aurait sauté aussi. Je la garde alors contre moi, la couvre de mon bras lorsque Robin a complètement disparu. Mais avant ça, je lui lance un regard rageur. Est-ce qu’il se doute que j’ai bluffé et que personne n’aurait buté Marisa aujourd’hui ?

Le soleil commence à se coucher, et j’ai encore ce tic nerveux qui me pousse à entortiller les poils de ma barbe autour de mon index. Lars n’est pas là, tant mieux, je n’aurais pas à lui présenter cette fille qui, certainement, ne saurait pas se valoriser ce soir. Joséphine a compris, elle.

Il y a un truc qui me perturbe, à Tortuga. Je sais pas pourquoi j’y pense là maintenant… Je suis juste affalé dans mon fauteuil, avec mon verre de rhum, mais il n’y a pas d’âtre flambant. Ca manque, le feu et le froid. La fille est à l’étage. Joséphine lui montre où elle peut se baigner. Elle a tout de suite vu qu’il s’était passé quelque chose quand on est rentrés et son regard disait « Moineau, qu’est ce que t’a foutu ?! ». Et le regard de Joséphine, il rend coupable, j’vous jure.

J'ai parfois la sensation que ma vie toute entière ne sera jamais qu'une succession de portes, celles qui se referment derrière moi, celles que l'on m'ouvre devant... Mais toutes laissent place au même lieu. La luminosité change, les tableaux accrochés au mur, la couleur des rideaux, les accents des occupants, parfois... Mais les âmes qui arpentent les bordels, clients ou putains, sont toutes les mêmes. Je n'ai jamais le choix, ni de ce que je fais, ni de l'endroit où je dois le faire, et lorsque je me retrouve seule, dans une chambre de la Barbe Fringante, ça ne me semble pas si différent de la Voile Rouge que je viens de quitter.

Je me sens quelque peu nauséeuse, et l'anxiété qui s'est lovée au creux de mon ventre refuse de me laisser tranquille. Je crois que la journée n'était pas vraiment aux explications, on m'a surtout incitée à me laver, et à rester tranquille, et je ne comprends pas bien où je me trouve, ni même pourquoi je suis là. Je n'ai jamais vu ces hommes avant ce jour, et leur enlèvement ne fait pas le moindre sens, à mes yeux.

J'achève de démêler mes cheveux humides, et de les tresser en une natte lâche et confortable, lorsque je me décide à passer la porte. Je ne sais pas ce qui m'attend, dehors, mais mon estomac commence à gargouiller et je crains d'être fortement réprimandée si je reste enfermée toute la soirée dans ma chambre. A la Voile Rouge, du moins, il n'était pas question de rester en haut à l'heure où affluent les clients. Vêtue d'une robe beige, toute simple, que m'a trouvée Josephine, je descends les escaliers.

J’allais écraser mon cigare, mais je vois la donzelle descendre l’escalier. La culpabilité que le rhum avait essayé de dissoudre refait surface. Joséphine m’a dit de faire un truc gentil. Je sais pas ce qu’elle a dans la tête, mais je sais que c’est la reine de la paix. Je sais pas quoi faire, elle m’a pas dit quoi. Mama m’a juste laissé entendre qu’elle devait être effrayée, toute maigre comme elle est. Je sais pas pourquoi elle fait le lien entre la fragilité et la stature, parce que j’ai déjà vu de toutes petites donzelles jurer comme mes gars, mais je la crois. Du coup, je lui offre un sourire approximatif quand elle apparaît. Il n’y a pas grand monde, pour l’instant. Comme Corbeau est de sortie, il y a moins de gens qui viennent chercher des marchés ou sa compagnie. Moi, je suis toujours de garde.
Je me lève et l’air de rien, je m’avance vers elle. Tout ce que j’ai sous la main, c’est mon propre godet de rhum, alors je lui tends. Je sais pas quoi faire, je dis rien. Rien d’autre qu’un ridicule : « Ca va ? » que je fais au moins l’effort de prononcer en français.

Il apparaît comme un mirage lorsque je pose le pied sur la dernière marche des escaliers, son verre tendu dans ma direction. Je crois que j'espérais le voir, parce que je m'accroche à la sensation de sécurité que j'ai ressentie, lorsqu'un bref instant je me suis réfugiée entre ses bras, dans cette ruelle. Pourtant je ne suis pas idiote, je sais comment les choses fonctionnent. Les hommes tels que lui défendent la marchandise que nous sommes si elle est menacée par la concurrence... Ca ne les empêche pas de sévir, si l'une de nous faute. Et ici, je ne connais pas encore les règles, je ne sais pas quelles sont les fautes à ne pas commettre, les impairs à éviter. J'essaie de ne pas oublier que mon sauveur est, avant tout, mon ravisseur.

Je baisse les yeux sur le verre, et n'hésite qu'un bref instant avant de m'en emparer. Je hoche poliment la tête, jette un regard autour de nous. « C'est... Calme, ici. » Et je ne le dis pas de façon péjorative, bien au contraire.

J’admets que j’appréhendais un peu sa réaction et que celle-ci me plaît. J’ai la bougeotte, mais comme je l’ai fait comprendre, les âtres me manquent. Et pourvu qu’on ne fourre pas la tête d’un gars dedans, ça a un tempérament plutôt calme. Je fais signe à Yann, qui est derrière le comptoir, de nous resservir. Quelque chose me dit que la fille a besoin de boire un peu. Mon rôle contraignant s’arrête là. J’ai récupéré ce qu’on nous avait volé. C’est pas Dorothea mais plus je la regarde, elle et ses taches, et plus je trouve que j’ai fait une affaire. Tu veux aller t’asseoir ? Il est entendu qu’elle ne travaillera pas tant qu’elle n’aura pas vu Lars. Et Corbeau est un sensible, l’air de rien, d’autant qu’il n’aurait pas intérêt à ce que sa marchandise fasse la gueule. Joséphine t’a montré ta chambre, Helvalia ? J’aime bien dire son prénom. T’as mangé un truc ? La dernière fois, on a intercepté une cargaison et y’avait du fromage, si tu veux. Pas besoin de cacher qui je suis, elle a de toutes façons du le deviner.

Mon regard passe de Jurgen à Yann, que j'ai aperçu en arrivant tout à l'heure, et j'adresse un sourire au tavernier parce que déjà, lorsque j'ai débarqué, il m'a offert un remontant. Je conserve entre mes doigts le godet du pirate. « Je veux bien, oui. » Je vais avoir besoin d'un peu de temps pour appréhender l'ambiance des lieux, et il n'est rien de tel que d'avoir l'opportunité de s'asseoir dans un coin, en regardant les gens évoluer autour de soi.

Je le laisse me guider jusqu'à l'une des alcôves qui enveloppe deux fauteuils, et ce faisant j'acquiesce. « Ma chambre, oui... Elle m'a dit que vous me feriez faire le tour du propriétaire...? » Une lueur d'intérêt éclaire mon regard, à la mention du fromage, et tout en m'asseyant je demande, un ton plus bas, comme s'il s'agissait d'une confidence. « Du fromage...? Je n'en ai pas mangé depuis une éternité ! »

J’ai jamais fait visiter à personne, moi, mais j’acquiesce. D’habitude, je guide pas les filles, je les évite. Elles sont toutes foutrement amicales et me font des vannes sur le fait que je pourrai les sauter. Je suis pas dupe, je sais que ça les amuse de les voir fuir, mais j’aime pas l’idée de baiser avec des filles qui vivent sous mon toit. Ca pourrait vite devenir envahissant. L’enthousiasme d’Helvalia, pourtant, ne me fait pas déchanter, au contraire. Hmhm, Ja, ja, je vais t’montrer. Ben… Je regarde autour de moi. Je sais que le monde va finir par affluer, et si je veux lui présenter ces fromages, je dois le faire avant que les autres ne se ruent dessus. C’est que c’est de la marchandise de luxe qu’on n’aurait jamais du garder pour nous, mais c’était mon petit caprice. J’ai bien le droit d’en faire un de temps en temps. Viens… Je garde mon verre en main et je lui fais signe de me suivre, une main vers l'arrière comme on le ferait pour qu'un enfant suive le mouvement. Je passe le comptoir et rejoins la cuisine où se mêlent les meilleures odeurs. Quelques trucs épicés, et cette porte, là bas. Je sais pas trop ce qu’il me prend (son enthousiasme m’a sûrement motivé), mais j’ouvre la porte du sellier comme un seigneur son château. De la bouffe. De la bouffe partout, et de partout. Mad’moiselle a qu’a s’servir, je jug’rais ses goûts. Je connais rien au monde qui remonte mieux le moral que de becter.

Tout juste assise, il m'invite déjà à me lever et je regarde autour de nous, estomaquée. Avec un air de conspirateur, mêlé à celui d'un enfant qui s'apprête à faire une bêtise, il me guide vers la cuisine dans laquelle je ne pensais pas être autorisée à pénétrer de si tôt. C'est que les accès aux cuisines de la Voile Rouge sont restreints, et l'inventaire scrupuleusement contrôlé par Marisa.

Je me sens privilégiée, comme complice d'un immense secret et mon regard s'écarquille, illuminé, dès lors qu'il ouvre les portes de cette caverne d'Ali Baba culinaire. « Mais comment est-ce qu... » Il ne faut pas réfléchir longtemps, pour deviner à mon allure de crevette que je n'ai pas beaucoup mangé, ces derniers mois. La traversée pour venir depuis Paris a été rude, mais je ne suis pas vraiment mieux traitée depuis mon arrivée à Tortuga, et je n'ai de toute façon jamais été habituée à manger réellement à ma faim. Mon estomac se creuse, rien que de ce plaisir des yeux. Je lève sur Jurgen un regard absolument interloqué. « C'est vrai... Je peux ? »

J’aime bien son corps de crevette. Je n’y pense pas sur le moment, forcément, mais je la trouve gracieuse, même quand elle regarde la bouffe comme une gamine. J’arrive pas à m’empêcher de sourire en acquiesçant. Tendant le bras, je me saisis d’une miche de pain. Comme elle date du matin, elle est encore fraîche. Pour le reste, je la laisse choisir. Vas-y. Mais celui là… Je fronce le nez tordu. J’essaye d’influencer son choix vers le met que je préfère, une tome traditionnelle, puis je me détourne l’air de rien vers la table. Elle ne paie pas de mine, les chaises ne sont pas très confortables, mais c’est là que je déjeune et dîne quand je rentre ou me lève trop tard. Tu pourras t'servir quand tu veux. Sans m’en rendre compte, je reste un peu commercial. C’était pas prévu mais je lui énonce les termes du contrat, en quelque sortes. On n’est pas à La Voile Rouge, mais les gars sont forcés de bien s’tenir, ici… En fait, j’m’en charge personnell’ment. Je mens à moitié. Souvent, je ne suis pas là pour faire régner la loi, et ce sont mes bras, Rodrik et Alphonse, qui s’en occupent. Mais c'est préférable pour les frauduleux parce que s'ils sont violents, je défends encore mieux mon territoire.

Il hoche la tête et je crois à un rêve, à moins que ce ne soit un piège...? Est-ce que c'est une façon de m'amadouer pour mieux sévir ensuite ? J'en suis là de ma paranoïa, à décortiquer chaque geste, chaque sourire.. Mais le sien est si lumineux en cet instant, comment pourrait-il être factice ?! Je trépigne, tends une main presque hésitante vers le fromage qu'il a subtilement désigné, parce que je tiens à le goûter. « Quand je veux ? » Je le répète, incrédule, persuadée d'être en proie à une hallucination.

Je réalise que je suis affamée, et en plus du fromage, je me saisis comme lui d'un morceau de pain pour l'accompagner. Je tourne sur moi-même, m'assieds à côté de lui plutôt qu'en face, le visage encore tout illuminé. Je glisse un minuscule morceau de fromage entre mes lèvres, et ferme les yeux dans un soupir extatique. « Déos... » Peut-être qu'il est possible, après tout, d'avoir un orgasme purement gustatif ? Je rouvre les yeux, incline le museau. « Qu'est-ce que ça veut dire, "obligés de se tenir"..? »

J'ai le plaisir de capter chez elle un véritable plaisir, justement. J'aime bien voir ça, ça la rend plus jolie encore, même si elle porte ses cernes et sa fatigue. J'acquiesce encore en omettant de grignoter mon morceau de pain, de toutes façons, j'ai même pas mis de fromage dessus. Ja, hm... Enfin, évite d'tout vider en une seule nuit, hm? Ca n'a même pas de double sens, alors que j'aurais eu tendance à en mettre un. Je tend la main vers le fromage et prend le temps d'en découper un morceau que j'essaye de faire aussi raisonnable que le sien, sans succès. Ca veut dire, ma Belle, que si l'un d'entre eux t'approche sans qu'vous ayez un accord, il l'paiera cher. Jusqu'à présent, j'aimais ce rôle de protecteur parce que ça me permettait de mettre du piment dans ma vie. D'avoir de petites rixes de temps en temps, même si elles étaient de plus en plus rares à force. Là, je crois que je veux vraiment qu'elle se sente en sécurité. Elle n'a pas vraiment l'air à sa place et c'est ma faute. Je commence à redécouvrir ce que sont les remords parce que je sais que Franco va certainement se bouger l'arrière-train.

Je secoue la tête d'un air entendu. « Oh même si j'en avais envie je ne crois pas que j'aurais suffisamment d'appétit pour tout vider... » C'est que parce que je suis habituée à peu manger, mon estomac se remplit rapidement et je ne crois pas qu'il ait grand chose à craindre de ma part, en terme d'épuisement des réserves ! En plus de ça, une fois encore ma présence en cuisine m'apparaît comme un immense privilège que je n'ai pas envie de gâcher... Je suis toujours un peu surprise qu'il n'ait pas cherché à me réprimander pour ma tentative de fuite. Il s'est contenté de me serrer contre lui et de me ramener ici, alors qu'il aurait pu me passer un savon ou même me battre pour m'apprendre les règles. Rien ne se passe comme je m'y attendais et si je suis tout à fait franche, l'ambiance ici semble très différente de celle de la Voile Rouge.

Si différente, à dire vrai, que tout ne fait pas encore sens, et je fronce les sourcils. « Je... Comment ça, un accord ? Je veux dire... A partir du moment où ils passent la porte c'est... Qu'ils ont un accord avec vous... Non ? » Est-ce que le seul accord valable n'est pas que le client, tant qu'il paie, est Roi ?

L’idée de l’engueuler ne m’a, très sincèrement, même pas traversé l’esprit. Enfin, si, avant de la trouver dans cette situation, j’ai eu envie de lui faire comprendre qu’elle n’était qu’une idiote. Mais à présent, on dîne ensemble un bout de fromage sur le coin d’une table, et je trouve ça plutôt reposant. J’ai envie de rire, quand elle me cause. D’accord, on est de sales types. Je dis pas que certains de mes gars ne commettent pas d’horreurs et se comportent toujours bien avec les femmes. Moi-même, j’ai pas toujours été très correct, mais y’a des trucs qui marquent, quand même. J’élude la pensée et je balance lentement la tête de gauche à droite et de droite à gauche en mâchonnant un morceau de pain garni. Je ne prends pas la peine de l’avaler quand je lui réponds. J’ai essayé d’te le dire. Tu travaill’ras comm’tu veux. Tout c’que t’as à faire, c’est payer ta chambre en fonction d’ton chiffre… Et si t’es pas assez rentable, on te vire, et encore, le pourcentage n’est pas aussi exorbitant qu’ailleurs. On mise sur la qualité et les capacités supplémentaires des filles, comme l’espionnage ou j’n’sais quoi. Mais ça, je ne lui dis pas encore. Vois-toi comme une plus-value à l'endroit, et pas... Une simple employée, hm? C'est ainsi que La Barbe fonctionne: on y mène des affaires, et puis on s'en félicite avec de bons alcools ou des filles fort bien disposées. Mais on n'entre pas ici pour simplement tirer son coup.

Les lèvres pincées, j'ose malgré tout le contredire. « Essayé de me le dire c'est vite dit... Vous avez baragouiné deux phrases incompréhensibles en me demandant de sauter par la fenêtre... Ce n'était pas très... Très clair. » Je crains de le vexer mais cette idée ne me semble plus si effrayante à présent que nous sommes là à grignoter ensemble. Je crois que s'il avait voulu me faire peur, ce serait déjà le cas, non...?

J'écoute ce qu'il me dit avec attention, tente de comprendre ce qu'il me propose mais ça me semble tellement surréaliste ! Je n'ai jamais eu tant de latitude, tant de libertés, et puis ça n'a pas de sens, il y a quelques heures encore j'appartenais à Franco, je doute avoir le droit de disparaître simplement parce qu'il en a décidé ainsi. Je devine que certaines pièces du puzzle me manquent et je fronce les sourcils. « Je ne comprends pas pourquoi... Pourquoi moi ? Pourquoi vous êtes venu me chercher...? »