15.11

Ça me fait un mal de chien quand Robin me donne le huitième coup de pied dans les côtes. Je crois même que je crie quand je sens l'une d'elle céder. J'ai peur de mourir, j'admets, il frappe fort et est pris d'une rage incontrôlable en me faisant la leçon. Je dégrise instantanément. J'ai dégrisé, en fait, quand j'ai vu Robin et ses deux gars au bout de la ruelle. J'étais pourtant déjà bientôt à La Barbe, je voyais l'angle de rue qui mène au jardin, j'en étais presque au baril qui me refile toujours d'agréables images, mais ils me sont tombés dessus bien avant. Il fait nuit et les nuages cachent la Lune, mais les chiens de Yann, eux, sont dotés de ce sixième sens qui me maintiendra en vie. Je ne vois plus rien à cause du sang qui me coule dans les yeux. Ou bien ils sont fermés ? Ou déjà trop gonflés ? J'en sais rien. Le temps me paraît terriblement long après les aboiements des Molosses et ils pensent peut-être bien faire en léchant mes plaies, mais je proteste silencieusement, face contre terre. Et je perds connaissance alors que Robin et ses hommes sont déjà loin derrière, deux des chiens à leurs trousses.

Je ne sais pas quelle heure il est, mais je sais qu'il est terriblement tard et qu'il n'est pas normal que je ne parvienne toujours pas à dormir. Le dernier client, dont j'ai oublié le nom, a quitté ma chambre il y a au moins deux heures et je devrais m'être endormie depuis longtemps, déjà. Pourtant comme souvent, l'insomnie me gagne et j'ai beau tourner et retourner entre mes draps, je suis incapable de sombrer. Parce que je ne veux pas céder aux cauchemars qui m'assaillent chaque fois que je ferme les yeux.

Dépitée, je finis par me lever pour me rhabiller. Du moins j'enfile, par-dessus ma chemise de nuit, un épais manteau qui me dissimulera parce que je suis trop fatiguée malgré tout pour prendre le temps de me vêtir convenablement. Comme souvent ces derniers temps, je sors par la fenêtre pour aller sur les toits me balader. Je prends toujours la même direction, celle qui me rapproche de la mer dont je veux sentir les embruns, mais cette fois une silhouette allongée sur le sol attire mon attention. Je ne reconnais pas tout de suite l'homme étalé par terre, en revanche je repère la tache sombre dans laquelle il baigne et la soignante en moi est alertée.

Je descends prudemment de mon perchoir et je m'accroupis à côté de lui. Je me penche, tourne doucement le visage blessé et ce n'est que là que je reconnais Jurgen. Mon coeur s'affole aussitôt à la vue du sang sur ses traits et je proteste en tentant de le faire basculer sur le dos. « Jurgen ? Jurgen ! »

J'ai du mal à respirer. Je crois que ce fils de pute m'a aussi cassé le nez parce que ça siffle, quand ce n'est pas le sang qui s'échappe de mes narines. Je vacille entre les périodes de conscience et d'inconscience et l'impuissance me rend fou quand je suis éveillé. La voix cristalline qui me tire de ma torpeur m'est familière. Elle me renvoie à de bons souvenirs. À des éclats de rire. À des feulements. À des caresses qui me font presque oublier la douleur qui pulse dans chacune des parcelles de mon corps. Je n'arrive pas à parler, ma voix a été brisée par l'alcool, la surprise, la honte et cette pluie de poings, de genoux et de pieds qui m'est tombée dessus. Je suis en vie. Je tousse du sang quand Helvalia me tourne face aux étoiles. J'aperçois son visage dans la fente de mes paupières et j'arrive à tirer un effroyable sourire qui se veut, comme par réflexe, rassurant. Raté. J'essaye de prononcer son nom mais ça ne ressemble pas à grand chose, à peine à un gargouillis, mais je parviens à grand peine à lever à mi-chemin un bras ensanglanté vers son visage. Tout va bien. J'ai connu pire.

Ma vision s'assombrit comme ma gorge se noue, j'oscille entre soulagement de le savoir en vie et effroi de le voir blessé, si douloureusement affaibli. En temps normal, je sais garder mon sang-froid, je ne m'émeus pas des blessures, du moins pas avant de les avoir soignées, mais cette fois il s'agit de Jurgen et je ne peux pas être tout à fait indifférente. Pourtant, je parviens à rester aussi calme que possible parce que je sais que je ne lui serais d'aucune aide si je m'affole. Alors je caresse son visage baigné de sang d'une main tendre, rassurante. « Je suis là... Je suis là, je vais m'occuper de toi, d'accord..? Il faut juste... Il faut juste que tu essaies de rester éveillé jusqu'à ce que je ramène de l'aide. Tu peux faire ça pour moi ? » Je remonte mes doigts à la lisière de ses cheveux, on pourrait croire que je ne fais que le caresser mais en réalité il fait très sombre et j'essaie d'évaluer l'étendue des dégâts. Par endroits, je sens sous la pulpe de mes doigts que la peau a cédé. « Je reviens vite, c'est juré... » Je voudrais m'attarder, je ne veux pas le laisser seul mais je ne pourrais pas, à moi seule, le ramener jusqu'à la Barbe, et ici je n'ai pas de quoi le soigner. Alors je me lève et je repars en courant vers la Barbe. A l'intérieur, je hèle Yann qui est encore debout. « Yann ! Jurgen est blessé, j'ai besoin que tu viennes m'aider. Toi et... Quelqu'un d'autre. »

Elle court certainement comme une défaite mais ça me paraît durer cent ans avant que je n'entende à nouveau du bruit. J'ai du mal à reconnaître la voix de Yann, mais j'entends parfaitement celle de Corbeau. Je la différencie entre toutes, toujours. Et d'après ce que j'entends, il n'est pas ravi du tout. Il est hors de lui. Il hurle qu'ils le paieront, et puis il essaye de me rassurer, lui aussi. Quand j'irai mieux, on ira chez Franco et on brûlera La voile. Ses sœurs vont périr dans d'atroces souffrances. La ville sera mise à feu et à sang. Je ne peux pas me lever mais les deux hommes me portent sous les aisselles et les pieds jusqu'à m'allonger dans ma chambre. C'est un endroit familier, où je stocke bouteilles, livres, bottes et armes en tout genre. Un endroit plutôt propre. 
Rien, néanmoins, ne me fait plus plaisir à cet instant précis que d'entendre les mots d'Helvalia et je veux qu'elle parle encore et encore. Je n'ai pas envie de vengeance. Elle viendra plus tard. Corbeau sait qu'Helvalia s'y connaît en soins, je le lui ai assez bien vendue pour qu'il s'en souvienne. Il se tourne alors vers elle, l'air dur du père inquiet. Jeune fille, occupe t'en bien. Fais-moi une liste de tout ce dont tu auras besoin. Laisse le moins de traces possible. Je sais qu'il me coule un regard et qu'il tente de sourire, comme il le fait toujours. L'était déjà pas bien beau… Étalé dans mon lit, je renifle un rire qui ne ressemble à rien mais l'air commence à retrouver son chemin dans ma gorge. J'ai les yeux toujours clos mais je peux appeler Helvalia.

Je suis soulagée qu'ils soient deux à sortir pour m'aider à ramener Jurgen à La Barbe, où il sera en sécurité. J'ai besoin qu'il soit au chaud et pas étalé dans une ruelle macabre et sale. Pendant qu'ils le montent à l'étage, d'ailleurs, je récupère dans la cuisine ce dont j'ai besoin pour m'occuper de lui, à commencer par des linges et des bassines d'eau. Mais avec Jurgen, nous étions également allés faire des courses avant qu'il ne prenne la mer et j'ai tout ce qu'il faut pour le soigner ici. Il me faudra seulement refaire le plein pour les soins, mais pour cette nuit, ça devrait aller.

J'acquiesce pour Corbeau et Yann et je leur demande un peu d'espace pour travailler, alors ils sortent de la chambre en me faisant promettre de les appeler si j'ai besoin de quoi que ce soit. Dès qu'ils s'éloignent, je tire la chaise pour venir m'asseoir près de son lit, et je pose une main sur son front. « Ne les écoute pas, tu es très beau... » Je soupire et trempe le linge dans la bassine parce que je ne pourrais rien faire tant que je n'aurais pas nettoyé tout ce sang. « Si je te fais mal, tu me le dis, d'accord ? » Et doucement, j'entreprends de rincer son visage en prévenant. « Il va falloir que je te déshabille, pour voir le reste de tes blessures... »

J'ai mal. J'ai putain de mal mais je ne bronche pas quand elle passe le linge sur mon visage. Tout ce que je fais, c'est sourire affreusement. Rien que sa voix est capable de m'apaiser. Je me sens malgré tout ridicule. Quelle image est-ce que je renvoie de moi-même ? J'ai pas été foutu de me tirer de cette embuscade et je lui offre cette vision d'horreur. Comme d'habitude, je me dissimule derrière la plaisanterie. D'a…ccord mais… n'en profite… pas trop… Oh, être nu entre ses mains ne me dérange pas. Mais j'aimerai tout de même pouvoir en profiter… et me voilà inapte à quoique ce soit, à part tirer trois mots du fond de ma gorge et sourire comme un mourant. Je n'ai jamais été très coquet. Je me soigne la barbe, je tiens à maintenir mon corps en forme, mais je n'ai jamais cherché à être beau. Pourtant, cette fois, ça m'importe un tout petit peu et je demande: c'est… grave ? Je n'ai pas envie de finir avec un nez encore plus de travers, ou une mâchoire déformée. Encore moins avec ces balafres que se trimballent les gars d'ici.

Je n'ai pas beaucoup le coeur à sourire, moi, mais je m'efforce de le faire malgré tout pour ne pas affoler le blessé. D'ailleurs je secoue la tête sans l'ombre d'une hésitation, en passant le linge sur ses cheveux que je tire doucement vers l'arrière. « Non, c'est trois fois rien, c'est même étonnant que tu aies mal, vraiment, une fillette se tiendrait encore debout... » Je lâche un rire avant de me rendre compte que peut-être j'exagère un peu. « Non, pardon, je plaisante... Vraiment tu n'auras pas de marques, je te le promets. » Je grimace légèrement parce qu'il a malgré tout l'arcade éclatée, je m'en rends bien compte à présent. « Je vais te recoudre avadnt que ça ne se remette à pisser le sang, mais je ferais en sorte que ça ne se voit pas, mh ? »

Ma tête est comme prise dans un étau et je sais que j'ai beaucoup saigné. Mais ce n'est pas encore là que j'ai le plus mal. C'est aux côtes que ça me lance le plus. Tu parles dune fillette, je chouine à peine ! Je garde les yeux fermés quand elle applique le frais sur mon visage mais je la regarde à la dérobée à chaque fois qu'elle plonge le linge dans l'eau et se détourne un peu. Du bout des doigts, je pince nerveusement le tissu de sa chemise de nuit. Je dois avouer, même si jamais devant témoins, que j'ai vraiment eu peur et l'avoir à mes côtés change tout. Je profite du peu que je peux voir et je hoche la tête avec l'impression que mon cerveau se cogne dans ma boîte crânienne. Hmhm… j'ai confiance en toi. Mon rythme cardiaque commence enfin à s'apaiser. Merci ma Belle… Merci de m'avoir trouvé rapidement, merci de prendre soin de moi, merci d'être là.

Un sourire terriblement attendri, ému aussi, étire mes lippes à ses mots. Je secoue pourtant doucement la tête. « Tu n'as pas à me remercier... Tu veilles sur moi, je veille sur toi, mh ? » Je repose le linge dans la bassine dont l'eau est déjà devenue trop rouge, et je prépare du fil et une aiguille. D'abord, bien-sûr, je désinfecte la plaie avec ce que j'ai trouvé dans la cuisine, en l'occurrence de l'alcool, et je m'excuse en pinçant les lèvres. « Pardon, je sais que ça brûle... » Comme je vois qu'il s'accroche déjà à ma chemise, je lui propose. « Ca va faire un peu mal, je vais recoudre... Si tu serres mon bras tu vas me gêner... Mais tu peux serrer ma cuisse pour rester tranquille. Ou l'oreiller, comme tu préfères. »

Bien-sûr, je préfère la cuisse. J'y plaque la main, à demi sur la peau, à demi sur le tissu. Je n'en ai pas vraiment besoin mais je suis encore dans un état second et j'obéis à ma sauveuse. J'ai l'habitude des aiguilles… D'ailleurs, je ne bronche pas quand celle-ci passe sous la peau, pas plus que je ne l'ai fait quand l'alcool s'est engouffré dans la plaie. Je continue de regarder, les yeux à demi fermés, la rouquine, mais cette fois-ci sans rien dissimuler. J'observe les traits de son visage, les motifs que tracent les tâches de rousseur sur son nez. J'en viens à rechigner lorsque sa main le cache à nouveau la vue. Dire qu'elle est formidable est si peu. Ses clients se rendent t'il compte de ce qu'ils ont entre les mains ? Je fais le serment de la proteger coûte que coûte. Alors comme ça je suis tres très beau...?

Je ne suis pas gênée qu'il pose la main sur ma cuisse, et je ne le serais pas non plus si nous n'avions pas couché ensemble. C'est un geste qui me semble anodin dans la situation et nous sommes, et j'espère seulement qu'il lui permet de se distraire de la douleur. Si la chaleur de ma peau est une distraction suffisante, ça me va. J'ai un sourire en avisant ses tatouages. J'avais cru comprendre, oui... Tant mieux. Je me penche vers lui pour m'appliquer à refermer la plaie, et je ne me laisse que difficilement déconcentrer. Aussi, je me contente d'un petit sourire. Eh, je n'ai pas dit très très beau, tu déformes mes propos... Je crois que j'ai seulement dit très beau, mh ? Mais ne va pas croire qu'il faut que tu te fasses casser la gueule pour être beau... Si tu pouvais t'abstenir, même, ça m'arrangerait. Je ne suis pas mécontente de mes points de suture, et je me redresse dans un hochement de tête satisfait. Est-ce que tu arrives à t'asseoir pour que je te déshabille ou c'est trop douloureux, Jurgen ?

Elle confirme tout de même que je suis très beau et ça, c'est vraiment plaisant à entendre, surtout pour quelqu'un qui s'est fait casser la gueule. Hm… J'vais essayer, ja. Jusqu'à présent, j'ai toujours un peu cherché la merde dans ma vie, mais la leçon de Robin m'a refroidi, du moins sur l'instant, et elle le demande de façon si autoritaire malgré son tout petit corps et son visage angélique que j'ai envie de lui faire plaisir. Je sais pourtant que Corbeau ne plaisantait pas et qu'elle risque d'avoir du travail. J'devrais y arriver. J'essaye de me redresser pour lui montrer que je vais bien, qu'elle ne doit pas s'inquiéter outre mesure, et puis je la vois très mal me soulever, mais c'était le mouvement de trop. Ma tête vrille, la nausée me vient subitement et je suis à peine assis que j'ai le réflexe de mettre ma main devant ma bouche pour retenir le contenu de mon estomac. Visiblement, j'ai menti, je n'y parviens pas.

Je reste tout près de lui, tandis qu'il essaie de se redresser, mais je devine très vite que ça ne fonctionnera pas. En quelques secondes, il devient livide, pris d'un haut-le-coeur évident, et j'ai le réflexe de tendre le bras vers une bassine derrière moi pour la glisser sous son menton. Je pose ma main libre, douce, sur le haut de son dos, pour l'inciter à se laisser aller si cela peut lui faire du bien, mais je ne suis pas certaine qu'il se sente beaucoup mieux après... Le regard plissé d'une lueur d'inquiétude, j'attends qu'il ait fini de vomir pour souffler. « Ok, c'est rien, ça va aller, ne bouge pas... » Il s'est malgré tout redressé tout seul et ainsi je peux le soutenir pour qu'il reste dans cette position. Je pose la bassine au sol et entreprends de le débarrasser de sa chemise... C'est là que je découvre son torse violacé, couvert d'hématomes à me filer la nausée. « Jurgen... » Je pince les lèvres et l'aide à se rallonger, doucement.

Au risque de me répéter, j'ai vécu bien pire. Pourtant cette fois-ci a quelque chose de pire dans le sens où je n'ai pas l'habitude de manquer de vomir sur les adorables pieds de d'une donzelle qui me plaît déraisonnablement. Je n'aime pas non plus l'aura de faiblesse que je porte comme des haillons. Pardon… désolé, c'est… Ses gestes doux m'enveloppent agréablement. Étendre les bras pour qu'elle m'ôte ma chemise tire sur ma cage thoracique et je ne peux réprimer une grimace de douleur. C'est pire encore lorsqu'elle m'allonge, comme si chacun de mes os étaient brisés en mille morceaux. Peut être que j'en fais trop. Certainement, même, mais mon corps, pour une fois, se permet de s'exprimer. Si j'ai recouvré une partie de mes esprits, je remplace lentement la main sur sa cuisse et j'ose demander: du lait de pavot… je peux avoir… du lait de pavot ? Une vieille addiction depuis longtemps éteinte, ce pavot, mais mes côtés douloureuses me le réclament.

Le voir comme ça m'est infiniment douloureux, notamment parce que Jurgen a l'allure de ces hommes que rien ne semble jamais atteindre. Et quand je vois l'état dans lequel ils l'ont mis, je comprends qu'il ait besoin d'une béquille. Je hoche doucement la tête. « Je vais t'en chercher si tu promets de ne pas t'endormir... » Et j'attends, d'ailleurs, qu'il veuille bien le promettre pour sortir de la chambre.

En bas, je me fais assaillir de question par Corbeau et Yann, qui veillent. Sans doute ne trouveront-ils pas le sommeil tant que je ne leur assurerais pas que Jurgen va bien. Je leur fais un compte-rendu de ce que je peux déjà voir, et ils me filent le lait de pavot pour que je le remonte au blessé. Je ne me suis finalement pas absentée très longtemps mais je suis malgré tout soulagée de revenir près de lui. Je lui tends le petit bol et je l'aide à boire quelques gorgées en le soutenant pour ne pas qu'il ait trop besoin de se redresser ou que le liquide se renverse. « Est-ce que tu as mal aux jambes, aussi...? » Concrètement je me demande si je dois le déshabiller entièrement ou pas. Je n'en serais pas gênée, mais je ne tiens pas à porter atteinte à sa pudeur si ce n'est pas nécessaire !

Je deviens capricieux. Je m'accorde le droit de réclamer de cette attention qu'elle m'offre, j'ai l'impression, de bon coeur. Néanmoins, j'ai envie de lui faire plaisir en lui promettant de garder les yeux ouverts. Bien que j'aimerai dormir pour ne plus avoir mal, je tiens cette promesse et la revoir est un soulagement qui me tire un sourire. Merci ma Belle… Je n'hésite plus à m'appuyer un peu sur elle pour boire le lait qu'elle me propose. Le goût est infecte mais l'effet sera délicieux, je le sais. Je lève les yeux vers elle en papillonant malgré moi. La fatigue de toute une journée s'abat sur mes épaules, me tasse complètement jusqu'à ce que je déborde sur elle. Nee..Nee, mes jambes, ça va. Même si j'avais mal, je ne pense pas que je lui dirais. J'ai bien du me prendre des coups dans les parties, les cuisses, et les genoux, même si le tabassage en règle me demeure très flou, mais enfin bon, ce ne sont pas des douleurs que l'on soigne. Et puis c'est tout mon corps qui subit les crampes, et je n'ai pas envie de lui infliger une inspection en règle de mes muscles, mes os et ma peau. Tout ce que je veux, en fait, c'est qu'elle reste avec moi, parce que l'opium m'est bénéfique, d'accord, mais elle le supplante. Tu veux dormir avec moi ? Je n'ai plus de pudeur. Qu'elle me croit trop fragile ne m'émeut pas, si elle caresse mes cheveux et me permet de mettre cette nuit loin derrière.

Il m'assure ne pas avoir mal aux jambes et je ne suis pas certaine de le croire mais je ne peux pas l'obliger à me laisser regarder. Alors bien que je ne sois pas dupe, j'acquiesce lentement. Sa demande, en revanche, me brise le cœur plus qu'elle ne m'émeut, et je n'hésite pas une seule seconde à répondre. Je n'avais pas l'intention de te laisser seul cette nuit, Jurgen... Pour des considérations purement médicales, en réalité, parce que j'ai besoin de pouvoir veiller sur lui et m'assurer qu'il ne fasse pas de fièvre par exemple. Ce ne serait pas prudent de le laisser dormir seul. Je sais que tu dois être fatigué mais je n'ai pas fini... Je vais mettre du baume sur tes bleus, d'accord ? En fait je le lui demande par politesse mais je n'attends pas son autorisation !

Il a les côtes noires de bleus, et sais que mon onguent ne suffira pas à les soigner mais c'est mieux que rien et ça me donne l'illusion de faire quelque chose pour lui. Je passe tout doucement les doigts sur ses côtes en grimaçant, je ne serais pas surprise qu'elles soient cassées ou au moins fêlées. Avec patience, j'applique le baume sur sa peau.

C'est néce… oh… Visiblement, oui, c'est nécessaire. Ça fait un mal de chien aussi doux que puissent être ses doigts. Pour détourner mon attention de la douleur, je regarde son visage. Je n'ai pas envie de voir mes tatouages disparaître sous les hématomes sombres, si bien que j'évite tout contact occulaire avec eux. On m'avait jamais mis de baume… Ce soir, malgré ce qu'il m'est arrivé, je passe un plutôt bon début de nuit. Je n'aurais jamais imaginé dormir avec elle un jour. J'ai pris toutes les précautions nécessaires pour éviter ça ces derniers temps. La tentation était forte de débourser, moi aussi, un peu de ma solde et de mes bénéfices pour la chaleur de ses bras et de ses cuisses et voilà que je vais m'endormir avec son odeur sucrée sans même pouvoir la peloter. Quand j'y pense, la vie est quand même cruelle avec moi. Heureusement que le pavot endore déjà un peu mes sens. Il déplace aussi mon esprit, si bien que je cesse de grimacer. Je l'observe toujours quand je lui confesse: J'ai pas bien agi l'autre fois… Enfin… je… tu sais… dans la ruelle… et euh… apres… Jamais de ma vie je n'ai présenté des excuses à une femme, et encore moins pour lui avoir simplement fait sainement l'amour puis évitée. Ce n'est sommes toutes pas si douloureux. Moins que de se faire mettre en pièces dans la pénombre, du moins.

Je sais que je lui fais mal, je le sens qui se crispe sous mes doigts, je vois sa mâchoire se serrer quand bien même il est terriblement doué lorsqu'il s'agit de faire bonne figure. Les sourires que ses mots amènent sur mes lèvres sont toujours minces, teintés d'inquiétude. J'espère que ça ne deviendra pas une habitude... C'est pourtant agréable, de sentir sa peau sous mes doigts, de pouvoir passer les mains sur les encrages de son corps... Mais j'aurais voulu le faire dans d'autres circonstances.

Je suis concentrée sur ma tâche, pourtant mes gestes se suspendent à ses excuses que je ne comprends pas. Mal agi...? Pourquoi est-ce que tu penses avoir mal agi...? Je savais ce que je te proposais, j'étais plus que consentante... Et bon sang je ne regrette rien. Tu m'as même apporté le petit-déjeuner le lendemain matin... Je crois bien que tu es le premier homme à le faire. Vraiment, tu n'as rien à te reprocher, Jurgen. Mes mains reprennent leurs mouvements, plus doux, plus lents, mais je consens à le laisser tranquille. Ça ira pour ce soir... Mais demain il faudra prendre un bain... Et me laisser regarder le reste, tu veux bien ?

J'ai l'impression de m'être montré brutal, ou empressé, dans cette ruelle, et je ne l'ai pas payée. Ceci dit, elle n'avait pas eu l'air de passer un mauvais moment du tout, et nous sommes quand même allés sur le toit. C'est là haut que j'aurais dû lui faire l'amour, mais les tuiles ne doivent pas être très confortables… Ses mots, alors, me rassurent et effacent toute culpabilité. C'était une espece de rencard, en fait. Ja… Ja, c'est ridicule t'as raison. Est ce que dans ces cas là, on dit qu'on a passé un bon moment et qu'on aimerait recommencer ? Je ne crois pas, ce serait plus gênant qu'autre chose même si le pavot fait s'effondrer bien des barrières. Je te l'apporterai encore. Ça aussi, c'est une promesse. En plus, ça ne lui ferait pas de mal de manger. Je fais l'effort de lever ma main cotonneuse jusqu'à la sienne pour la porter à mes lèvres. J'en embrasse le dos, qui sent un peu le baume. Merci. Mais tu le prendras avec moi ? Je suis complètement désinhibé. En plus, je n'aurais certainement même pas l'occasion de profiter de quoique ce soit à part de la vue.

Il se montre terriblement... Fleur-bleue ? Je crois que ce sont les effets du lait de pavot, en tout cas je mets son comportement sur le compte de cette boisson parce que je ne connais pas Jurgen comme ça. Je sais, on pourrait dire que je le connais très peu, aussi... Cela dit je le trouve mignon, attendrissant, d'autant plus qu'il est blessé et je souris pour détendre l'atmosphère un peu trop grave à mon goût. « Mmh je suis en train de te soigner et je vais devoir m'occuper de toi quelques jours, alors je crois que tu peux m'apporter le petit-déjeuner... Au moins pendant une semaine. Enfin, quand tu seras remis. » Il est hors de question qu'il se lève avant ça. Je sais que j'ai l'air douce et parfaitement innocente mais lorsque je mets mon costume de soignante c'est tout à fait autre chose et je prends la convalescence très au sérieux !

Je secoue la tête dans un petit rire. « Non, je ne prendrais pas de bain avec toi... Jurgen tu as besoin de te reposer ! » Je pense forcément à une proposition tendancieuse et il ne se rend pas bien compte de l'état dans lequel il se trouve. Je pince les lèvres quand il embrasse ma main, et je me penche pour embrasser son front comme je le ferais de celui d'un enfant. « Je vais prévenir les autres que je me suis occupée de toi avant qu'ils ne s'inquiètent... Je reviens, d'accord ? Tu as besoin de quelque chose ? »

Ça fait ça de se prendre un rateau ? Je souris comme un con tout de même car il est bon de la voir rire et me plains d'un ton fort capricieux: Tu m'brises le coeur… Demain, je regretterai mon comportement, ou bien je ne m'en souviendrais pas. J'ai pourtant bien l'intention de lui amener le petit déjeuner dès que je saurai marcher sans me tenir aux murs. Je vais vite guérir entre ses doigts de fée. Le baiser qu'elle m'accorde est doux et je me souviens du goût de ses lèvres. C'est quand même dommage… Tu sais pas ce que tu rates et je pourrais tomber ou… je sais pas. Dieu que je suis lourd ! Voilà comment je suis quand j'abuse du lait de pavot. J'ai bien fait d'arrêter. Je secoue très doucement la tête pour lui signifier que je n'ai besoin de rien. Je n'aurais pas la motivation de manger. Ou bien juste de l'eau… j'ai la gorge terriblement sèche et, pour une fois, je n'ai pas envie de rhum. Je la remercie encore parce que l'on n'a jamais pris soin de moi comme elle le fait, il en deviendrait presque agréable de se faire casser la gueule. Quand elle s'éloigne, je regarde avidement et sans pudeur les pans de sa robe de nuit qui volent autour de ses mollets. Je devine la forme de sa croupe et je me souviens de ce qu'elle m'a provoqué. Bon sang...

Je perçois parfaitement que c'est le lait de pavot qui s'exprime à travers lui et je ne lui tiens donc pas rigueur de son insistance... Et puis il faut avouer que je suis habituée à devoir gérer les hommes insistants. Je me contente donc de lui offrir un sourire indulgent, et je suis un peu plus sereine lorsque je sors de la chambre pour descendre prévenir Corbeau et Yann qu'ils devraient pouvoir dormir sur leurs deux oreilles, à présent. J'explique tout de même, malgré le fait que ce soit évident, qu'il va avoir besoin de quelques jours pour se reposer et qu'il serait préférable qu'on ne vienne pas le déranger. Je donne une petite liste à Corbeau d'ingrédients dont j'ai besoin pour prendre soin de Jurgen les jours prochains en préparant d'autres baumes et des infusions, et il note le tout sans broncher, avec un grand sérieux.

Lorsque je remonte dans la chambre, Jurgen somnole mais il ne dort pas, et je m'occupe de fermer les volets et la fenêtre de sa chambre, ainsi que la porte à clé. Je ne tiens pas à être surprise alanguie dans sa chambre en pleine nuit... Il m'a demandé de dormir ici mais je ne sais pas s'il veut vraiment que je dorme avec lui et je lui laisse encore l'occasion de changer d'avis. Je désigne sa couche avec une petite moue. « Je peux... M'allonger avec toi..? »

Je me sens un peu soulagé quand elle revient. Je n'ai vraiment pas envie d'être seul ce soir. Je n'ai plus peur de mourir mais il faut avouer que je n'ai pas l'intention de me priver de sa présence. Elle déambule dans la chambre avec une efficacité effarante et j'observe toujours d'un oeil aventureux la pâleur de ses jambes en songeant qu'une peau pareille doit brûler ici, et je me laisse aller à m'imaginer la masser pour la soulager des coups que lui infligerait le soleil. En guise de réponse, je lui ouvre un bras, sans comprendre qu'elle ne viendra probablement pas se lover contre moi. Je dois d'ailleurs rester sur le dos pour éviter d'empirer mon cas mais puisque le lait de pavot rend mon corps mou et indolore, je parviens à me tourner un peu vers elle, faisant fi des réprimandes. Qu'est ce que tu faisais dans la rue…? Ma dette de sommeil, la drogue et les émotions de la soirée sont trop lourdes, tous liguées contre moi, et alors que j'ai fermé les yeux, je ne me sens même pas sombrer dans le soleil, bercé par son odeur.