​11.11 ; fin de soirée​

​Il est tard, lorsque je descends les escaliers de la Barbe Fringante, sur les talons de Colin. La nuit a recouvert Tortuga de son épais manteau d'obscurité depuis quelques heures, déjà, et les lieux ne souffrent plus que la présence des quelques piliers de comptoir qui peinent toujours à rentrer chez eux. La musique a grandement baissé, et si personne ne danse ou ne s'exclame dans la grande salle, quelques conversations vont encore bon train. ​C'est sans doute la raison pour laquelle Colin se permet, malgré l'heure, de s'accouder au comptoir pour réclamer à Yann un verre de rhum. Le marin arbore sur les lèvres le sourire goguenard de l'homme qui vient de prendre son pied, et pas qu'un peu, et les joues rougies de celui qui n'a pas vraiment attendu de reprendre son souffle pour se rhabiller après le dernier round.

Quand je passe près de lui, il se retourne pour me coller une main aux fesses et je m'efforce d'afficher un sourire rieur qui n'atteint pourtant pas mes yeux. Cette première soirée s'est plutôt bien passée, et Colin s'est montré plus civilisé que bien des clients de la Voile Rouge. Je le laisse rejoindre les quelques membres du Trompe-La-Mort attablés dans un coin, et je m'éclipse en cuisine pour trouver quelque chose à grignoter.

La soirée n'a pas été des meilleures. J'ai longuement discuté de notre petit problème avec Corbeau, et nos soupçons se portent sur Dorothea. Qui est le fils de pute qui a bavé sur la mission à venir? Ca, on ne risque pas de le savoir, alors tout le monde va se faire passer un savon une fois sur le départ. On a fini par se calmer et plutôt que de passer la soirée à deux, j'ai décidé de me greffer aux tables de jeu. Je perds, et Alicia, pintée sur mes genoux, commence à me refiler des fourmis dans les cuisses. Je le lui fais remarquer mais ne perçois pas son air un peu vexé parce que la rouquine descend avec Colin. Colin qui a refusé de jouer avec nous ce soir. C'était prévisible, après tout... Il ne s'en est même pas caché. Le gars aime toujours être le premier, et on a eu beau lui dire que ça servait à rien, que la fille était pas plus vierge ici qu'ailleurs, il reste buté. Helvalia s'esquive dans les cuisines et je cède ma place à Colin qui s'y affale dans un soupir gras. Alors que je m'éloigne, il m'apostrophe en vantant mon talent pour les affaires, parce que cette fille là, c'est quelque chose. J'étire un sourire pour la forme et me contente de lui dire "Je sais.", en ce qui concerne les affaires, avant de disparaître à mon tour. J'ai envie de m'assurer qu'elle va bien, même si Joséphine est déjà entrain de lui demander si elle ne manque de rien ici. 'Soir Helvalia. Joséphine.

​Je ne remarque pas Jurgen dans la salle, sans doute à cause de la fille installée sur ses genoux mais pour être franche, je ne fais pas non plus attention aux autres. J'ai seulement besoin d'un peu de calme et par dessus tout de me remplir l'estomac, mon appétit étant revenu depuis mon arrivée à la Barbe. ​Joséphine est déjà dans la cuisine, ce qui me surprend considérant l'heure tardive, mais je lui adresse un sourire. Bien entendu, elle m'a vu monter avec Colin et elle s'enquiert de ma soirée, il faut dire que c'est ma première soirée travaillée ici et peut-être que Corbeau l'a chargée de garder un œil sur moi... Corbeau ou son Second ?

Second dont la voix se fait entendre, et je tourne le museau vers la porte. Un sourire fleurit naturellement sur mes traits. « Jurgen. » J'ai toujours un peu de mal à oser me servir seule dans les placards, alors je demande, tant pour lui que pour Josephine. « J'ai loupé le repas ce soir, il reste quelque chose à grignoter ? »

Joséphine me gratifie d'un sourire en se tournant aussitôt vers les étagères où trône pain ainsi qu'une espèce de confiture de tomates. Naturellement, puisque je suis là, elle sort aussi des effilochés de dinde, une sauce pimentée ainsi que du Rhum dilué dans du jus d'agrumes. Des fois, j'ai l'impression qu'elle cherche à m'engraisser. Je la remercie mais je reste campé dans l'encadrement de la porte. Je... Je comptais juste te d'mander comment t'allais, Helvie ? Joséphine me réprimande du regard. Je lui demande de la même façon ce qu'elle a et elle me répond en me fusillant du regard avant de se détourner et de dire: "J'allais aller me coucher. N'hésitez pas à veiller, vous aurez un petit déjeuner demain, ça vous requinquera." Elle est comme ça, Joséphine, capable de faire un discours par les yeux. Je la dévisage, estomaqué et rosissant, mais j'ai compris qu'elle voulait que je dîne avec la rouquine. Alors comme on obéit à une mère, je tire une chaise et m'y assieds avec prudence. Gute Nacht, Joséphine. Ce n'est pas que je n'avais pas envie de rester... C'est simplement que je suis claqué et que je suis toujours un peu gêné pour ce midi. Je ne l'ai même pas laissée manger correctement, quand j'y pense.

Je suis surprise d'apprendre qu'il est spécifiquement venu pour demander après moi, me suivant de toute évidence jusqu'à la cuisine. Et puisque je ne l'avais pas vu, je me demande où diable il était installé... Mais je ne dis rien, et si je suis le dialogue qu'ils échangent visiblement de façon tout à fait silencieuse, je n'en pige pas un mot ! « Merci Joséphine, bonne nuit ! » Je la laisse s'éloigner avant d'oser m'asseoir sur une chaise, et de lever le nez vers Jurgen. « Je vais bien, c'est gentil de t'en inquiéter, mais notre journée ne m'a pas traumatisée, tu sais ? » J'étire un sourire amusé, en le taquinant un peu. « Colin est passé, ce soir... Il dit que j'ai fait forte impression tout à l'heure... » Et ça m'a mise un peu mal à l'aise, je dois l'admettre.

Pour la troisième fois dans notre vie, nous mangeons ensemble. Et étant donné qu'on s'est rencontrés il y a trois repas et demi, eh bien, ça devient une espèce d'habitude. Comme la première fois alors, je me saisis d'un morceau de pain et je le lui prépare, évitant de trop doser le piment. Je renifle un rire amer parce que je sais comme Colin peut être. Je n'ai jamais eu beaucoup d'affinités avec lui mais il est excellent marin, alors il est tolérable. Oh il nous l'a dit aussi. Je l'ai vu trente secondes et j'ai eu le temps de l'entendre. J'tenais à c'qu'ils t'rencontrent avant d'te voir ici, tant qu'on n'était pas loin... mais j'ai p'tet pas bien fait ? J'imagine déjà une espèce de carnet de réservation épais comme mon poing.

Je ne me doute pas que c'est pour moi, qu'il prépare une tartine, pour autant j'attends qu'il ait terminé avant de songer à m'en préparer une. Je plisse le museau, parce que je viens juste de sortir de la chambre et je suis loin d'imaginer qu'il ait déjà eu le temps de se vanter. « Comment ça, il vous l'a dit...? » A moins qu'il n'ait parlé de moi cet après-midi après mon départ, mais je doute de l'obséder à ce point ! Je secoue la tête. « Oh non, au contraire, c'est une bonne chose, je suis certaine de rapporter assez, au moins, ils veulent tous venir me voir ou presque, je crois. » C'est un peu étrange, de songer qu'ils pourront ensuite comparer leurs expériences puisqu'ils auront tous été entre mes draps, mais je suppose que je ne serais pas la première !

Je glisse la tartine devant elle avant de m'en préparer une tout en causant. J'ai encore dit une connerie? Euh... Eh bien... Tu sais, quand un homme est enthousiaste, 'fin, j'vais pas te l'apprendre... Mes hommes sont des marins et n'ont rien d'très distingué. Mais c'sont de bons gars. Elle cause d'elle comme d'une marchandise. Ceci dit, c'est drôle quand on y pense: Moi-même, j'investie dans une fille, et j'extorque agréablement mes hommes par la même occasion. Du grand commerce. Je ne peux pourtant pas m'empêcher de trouver, moi aussi, ça bizarre. Comme d'habitude, je rirai à leurs plaisanteries, et puis j'irai voir une autre fille. C'est surprenant peut-être, mais ça me dérange un peu de passer entre mes hommes, alors ça m'achève de me convaincre de faire une croix sur le cul de cette fille. M'enfin... Si t'as des soucis 'vec eux, tu m'en caus'ras, hm?

Je parle de moi comme une marchandise parce que c'est ce que je suis. C'est ce que j'étais à l'Aphrodite, ce que j'étais pour Franco et même si Jurgen est plus agréable que tous les hommes que j'ai connus auparavant, c'est ce que je suis pour lui aussi. Il a juste une façon plus humaine de faire du business parce qu'il veille à ma sécurité, mais ça reste du business malgré tout et son objectif final reste que je lui rapporte le plus d'argent possible. Il a seulement compris que les filles étaient plus rentables si elles n'étaient pas maltraitées, et en cela il se montre simplement plus malin que les autres.

J'avise la tartine dans un haussement de sourcil surpris, mais je la récupère sans faire de commentaire parce que je ne voudrais pas qu'il cesse ! « Mmh, bien-sûr, mais tu sais je ne crois pas que j'aurais d'ennuis... je sais y faire en général. » Et je ne parle pas de sexe mais bien de tempérer un peu les ardeurs des hommes les plus véhéments ! « Et toi, comment s'est passée ta soirée ? »

J'ai remarqué qu'elle était maligne. Enfin, oui et non. Quand elle m'a filée d'entre les pattes, je l'ai trouvée très très bête, ou complètement ignorante. Maintenant, j'apprécie son esprit que je trouve acéré. Plus que le mien, en tous cas. Je sais qu'elle saura se tirer de tous les ennuis même si pas sans séquelles, sauf probablement ceux que je lui ai apportés en l'emmenant. Est-ce qu'elle mesure dans quoi je l'ai fourrée, au juste ? Ma soirée? Je n'arrive pas à lui mentir mais j'essaye. Ca va... Un peu 'vec le Capitaine, un peu 'vec les gars. Tu sais jouer aux cartes? J'ai envie de changer de sujet, bien sûr, mais la réponse m'intéresse tout autant.

Je glisse la tartine entre mes dents pour en déguster un petit morceau, prudente, mais les épices me semblent moins fortes que celles des brochettes goûtées plus tôt, et je ne m'étouffe pas avec ! J'acquiesce pour l'encourager à parler, mais il reste si vague que je n'obtiens finalement pas beaucoup d'informations. « Je sais.. Un peu jouer ? Pas très bien, ça dépend des jeux... » Mais je ne perds pas le Nord et je suis têtue, alors je tente d'insister un tout petit peu. « Tu avais l'air contrarié tout à l'heure, sur le bateau... »

J'ai bien envie de jouer avec elle. Je la vois parfaitement occuper la place d'Alicia sur mes genoux. Je viens juste de me dire que je ne me la ferai pas mais rien qu'à la voir manger, je m'imagine bien à la place de cette tartine. Ceci dit, je trouve un peu suspect qu'elle cherche à en savoir davantage. Les autres filles ne posent pas ce genre de questions. Helvalia est là depuis deux jours et sa curiosité est déplacée, même si elle l'exprime avec sincérité et que ça a quelque chose de charmant. Je reste encore vague, mais je lui confie le principal. On va bientôt partir en mer. C'est toujours un peu tendu… mais n't'en fais pas. La Barbe s'ra bien gardée. On tâche toujours de sécuriser nos activités.

Je sais que ma question est sans doute déplacée, j'en ai conscience au moment où je la pose mais je m'y risque malgré tout parce qu'il me semble que s'il peut se permettre de me demander comment se passe ma journée, je dois être en mesure de lui retourner la question, n'est-ce pas ? Je ne suis pourtant pas impolie au point de demander des détails lorsqu'il ne m'en donne pas, et à dire vrai c'est autre chose qui m'inquiète. « Oh, tu pars aussi ? » Je tâche de dissimuler tant ma déception, mais aussi la pointe d'inquiétude qui vient aussitôt se lover dans le creux de mon ventre. J'essaie de la dissimuler en croquant dans ma tartine, et je prends le temps de mâcher avant de me risquer à demander d'une voix que j'espère neutre. « Vous partez longtemps ? »

Je mets un temps à répondre, suspendu dans un entre-deux où se mêle l'appréhension et l'excitation. Je n'ai jamais peur de partir en mer. J'attends toujours ça parce qu'il n'y a que sur un navire que je suis à ma place. J'appréhende pourtant parce que cette fois, je sais ce qui nous attend, et le pire qu'il puisse nous arriver est de sous-estimer la flotte espagnole. Je songe au fait qu'il va nous falloir envoyer un éclaireur, et puis je reviens à moi, reprenant une bouchée de ma tartine. Ja. J'suis quartier-maistre, tout d'même. Même s'il existait un monde dans lequel je n'aurais pas envie de naviguer, je n'y couperais pas. On va partir trois ou quatre semaines, environ... L'voyage ne s'ra pas très long, mais c't'au moins l'temps qu'il faudra pour régler les affaires. Et parce que je trouve qu'elle a une toute petite voix, je lui lance d'un air amusé: Mais si j'te manque tant, tu pourras m'écrire, tu sais? Y suffira d'confier ta lettre à l'un des marchands.

Je pince les lèvres, baisse les yeux en m'empourprant légèrement. Oui, oui, bien sûr. C'est évident, Helvalia, avec son rôle il ne peut pas échapper au voyage et puis pourquoi diable le ferait-il ? C'est un marin après tout ! A dire vrai ce n'est pas tant que j'ai peur qu'il me manque, même si j'apprécie sa compagnie, mais que j'ai peur de me retrouver seule. Sans eux pour protéger la Barbe, qu'est-ce qui empêchera Franco de venir se venger ? Je fronce le museau. Pas très long, qu'est ce que ça signifie au juste ? Mais je crois qu'il se moque de moi et je roule des yeux pour dissimuler mon embarras. Comment diable les marchands confieraient-ils mes lettres ? C'est que je ne sais même pas où ils se rendent.,

J'hésite quand même à lui en dire plus. Les informations ont déjà fuité, après tout, mais il est bon de brouiller un peu les pistes, alors tout en avalant un morceau de pain, j'ai l'idée de lui mentir. Kingston. On va à Port-Royal, l'affaire d'un mois. P'tet un peu moins. Je n'ai pas réussi. Peut-être que j'en ai plus rien à foutre ? Ou que je mise sur une hypothétique bêtise géographique de sa part? Un défi de la part des espagnols ? Naa, je n'sais pas si t'as d'jà vu sur une carte ? Je ne sais même pas si elle sait lire, en fait. Moi-même, on jugerait que je ne sais pas lire, mais j'ai eu la chance d'être éduqué. Tu sais lire, hein? Et écrire ? On travaille 'vec des marchands, régulièrement, qui ferment les yeux sur, euh.... Plein d'choses. Ils ont à y gagner, comme tout l'monde. Et une lettre pèse pas lourd. Si cette fille sait lire et qu'elle gagne notre confiance, on pourrait peut-être bien en faire quelque chose de plus.

J'acquiesce. Nous n'avons donc pas la même notion du temps, parce que pour moi, un mois c'est terriblement long. En un mois, il peut se passer n'importe quoi et ça me travaille plus que je ne veux bien l'admettre, de façon tout à fait égoïste d'ailleurs. Mais je ne connais pas encore bien les autres et il représente à mes yeux le visage de notre sécurité. Je n'ai pas vu beaucoup de cartes dans ma vie... Et encore moins depuis que je suis arrivée ici. Mais je sais lire, oui. Je fronce le museau et ajoute. Je sais lire et écrire. Je ne sais pas tout à fait ce qu'il a en tête mais si je peux me rendre utile... Tout ce qui participe, finalement, à me faire connaître en-dehors de mes talents entre les draps, je prends ! Je finis malgré tout par poser la question qui me taraude. Qui protège la Barbe en votre absence...?

Helvalia me fait de la peine. Cette fille vient de France, a traversé l'Atlantique, mais ne connaît strictement rien des reliefs du monde, on dirait. Pour ma part, j'ai vu des merveilles et des horreurs, et la fille me donne l'impression de vivre en prison depuis toujours. Gut. Je dois lui donner l'air d'être pensif parce qu'en effet, je le suis un peu. Peu de filles savent lire et écrire ici, et si on compte en plus les talents d'herboriste de la rouquine, j'en conclue qu'elle est précieuse. Une étoile spectaculaire du cul en version augmentée ? Je crois qu'on va devoir remercier Dorothea avant de la liquider.  J'comptais laisser Alphonse et Rodrik. Et p'tet Colin et trois ou quatre autres. Et puis y'a Yann, on dirait pas comm'ça mais c't'un tueur. D'ordinaire, je n'en laisse pas autant mais la situation est coton. Je demanderais peut-être même à Raphael de garder un œil sur le bouge. Il nous tient en bonne estime et on se rend parfois des services et puis, en tant que prêteur sur gages, il a les moyens, en plus de la nécessité de jouir de notre protection. Tu t'fais du souci, hm?

Instinctivement, je compte dans mon esprit le nombre d'hommes qui resteront à terre, pour me rassurer... Et je m'apaise un peu lorsqu'il dit qu'il laissera Colin. Oh, je ne suis pas idiote, il a seulement acheté mes services comme ceux de n'importe quelle autre et je sais que ça ne signifie pas qu'il va brusquement jouer les chevaliers blancs... Mais je l'ai trouvé gentil, malgré ses manières un peu rustres, et je me laisse à penser qu'il protégerait les filles de son mieux. Parce que je ne suis pas inquiète que pour moi ! Jurgen me perce d'ailleurs à jour et je rougis en baissant les yeux. Désolée... Je sais que c'est idiot et que vous savez ce que vous faites... C'est seulement un peu... Un peu inquiétant de vous voir tous partir dans ces circonstances. Je me force à étirer un sourire que je veux encourageant. Mais j'espère que les affaires seront bonnes et que vous reviendrez avec plein d'histoires à raconter. Je me lève d'ailleurs. Je vais monter, la soirée a été longue... Bonne nuit, Jurgen.