J’ai pas repris la mer depuis une éternité. Sextus m’a dit qu’il avait vraiment eu peur pour moi et les gars se sont fait du souci aussi. Moi, je me suis emmerdé comme un rat mort. J’avais juste envie de bouger, d’aller courir, de grimper sur les toits, de voler un ou deux trucs comme quand j’étais môme. La moindre course à faire était source de négociation pour moi. J’ai même demandé à Joséphine si je pouvais aller chercher ses fruits. Elle a refusé, évidemment. Y’a qu’aujourd’hui que j’ai pu un peu l’aider. J’en suis réduit à ça. Je suis un garçon de courses qui peut même pas faire de courses. J’ai l’impression d’avoir perdu vingt livres en trois semaines. Si faible que j’arriverais même pas à ouvrir un bocal. Mes hématomes se sont atténués, contracter ce qu’il me reste de muscles ne me fait plus mal au ventre quand je bouge. C’est grâce à ma bonne fée.
Helvalia était là. Elle était tout le temps là, mais pas assez à la fois. Elle a pris soin de moi, m’a massé, et pas que le dos, elle m’a donné de ses baisers, nourri de son corps comme de brioches et de fruits. C’est grâce à elle que je me suis maintenu un peu en forme et que je ressemble pas trop à un vieillard. Avec elle, j’ai pu me dépenser, mais aussi rire, jouer à « Tu préfères » et retrouver l’ivresse du rhum et du chanvre sans tourner en rond dans ma tête. Quand j’y pense, rien que pour ça, ça n’a pas été si terrible que d’être diminué. Excepté le fait que ma chambre est mitoyenne à la sienne et que j’entends absolument tout. Je me demande si elle fait avec moi comme elle fait avec eux. Si elle fait semblant. Pire, et si c’était avec moi qu’elle faisait semblant et avec eux qu’elle prenait son pied? Ou au moins certains d’entre eux ? Je sais pas pourquoi ça m’importe tant. Je veux probablement pas me l’avouer, et encore moins lui avouer, mais j’aimerais bien qu’elle se sente aussi bien en ma présence que moi en la sienne. Depuis que la rouquine est arrivée, c’est différent, à La Barbe. C’est plus lumineux, parce qu’elle a rien de lugubre cette fille. Elle est comme Atlas, mais en positive. Elle doit se dire qu’après tout, puisqu’elle doit supporter le monde, autant le faire avec entrain. C’est elle qu’a raison, et elle me contamine peu à peu.

Mais ce soir, je crois que c’est un peu trop. Je sais parfaitement qui est avec elle. Être blessé m’a pas empêché de garder l’oeil ouvert et l’oreille attentive. D’ailleurs, je dois voir Corbeau, ce soir, parce que les soupçons de taupe sont de plus en plus palpables. J’ai beau avoir été écarté de l’action, je reste au centre des décisions. J’aime pas être une tête de proue mais je peux pas me permettre de perdre mon influence, avec Lars, on a trop à bâtir, trop à sauver. J’ai jamais beaucoup tenu à la vie, mais je me sens comme une maladie vénérienne qui se refuse à être combattue. On a quelques pistes… Pas grand-chose, en fait, pas assez, mais on reste méfiants. Y’a que Rodrik et Alphonse qui ont notre pleine confiance, et je déteste cette atmosphère. Chaque soirée est devenue l’occasion d’y voir un peu plus clair. Et ce soir, je sais sur qui se portent mes soupçons. Lars me dit que c’est pas fondé, que je dois enquêter maintenant que je peux bouger.

C’est vain. J’ai beau chercher, je trouve rien sur Colin à part ses fuites nocturnes, mais qui n'en a pas ? Je trouve rien sur personne, en fait. Et je peux pas non plus être trop frontal, au cas où l’une des filles serait de mèche. Bien sûr, j’ai pensé à Helvalia. Elle est nouvelle, mais elle n’a aucune raison de nous la foutre à l’envers, et puis j’ai pas envie que ce soit le cas. J’ai même abandonné cette paranoïa là depuis un bon moment mais comme Corbeau a soulevé l’idée, j’ai du la défendre. J’espère qu’elle travaille pas, demain soir. J’en ai profité de pouvoir enfin sortir pour lui faire un présent.

J'ai toujours ressenti un fort sentiment de dissociation, propre sans doute à de nombreuses courtisanes, lorsqu'elles ont besoin de sortir de leur rôle pour se retrouver. Mais il a été amplifié ces trois dernières semaines, parce que j'ai passé tout mon temps libre -ou presque- aux côtés de Jurgen. C'était comme être médecin le jour, et courtisane la nuit. Seulement plus je passe de temps près de lui, plus j'oublie cet autre rôle, celui dont je n'ai jamais voulu mais que je n'ai jamais réellement interrogé pour autant. Je me suis surprise, chaque fois qu'un autre homme se glissait entre mes draps, à déplorer qu'il ne s'agisse pas du Danziger. Son visage s'est imposé à moi comme une pensée parasite et dérangeante, chaque fois qu'il me fallait invoquer une image mentale pour nourrir mes simulations. Tout le temps que je passe avec d'autres, je le passe en réalité à compter les heures qui me séparent encore de lui... Et j'essaie naïvement de me convaincre que c'est uniquement parce qu'il me permet de me sentir libre, d'oublier les devoirs qui sont les miens.

Et c'est parce qu'il me semble d'ailleurs ne pas l'avoir vu depuis une éternité que j'ai décidé de prendre ma soirée. J'ai compensé, malgré tout, en recevant Gaston dans ma chambre cet après-midi, mais le soleil est encore haut dans le ciel lorsqu'il redescend les escaliers, avec sur le visage ce sourire goguenard de l'homme repu et satisfait. Et je prends le temps de me rafraîchir, avant de descendre à mon tour, vêtue d'une robe parme aux manches papillon et au corset brodé de blanc. J'ai noué mes cheveux à la va-vite, d'un ruban trop peu serré pour maintenir mon chignon en place, mais je crois que j'étais trop impatiente de regagner la grande salle.

Et lorsque j'arrive en bas, et que je vois Jurgen accoudé au comptoir, mon regard s'illumine. Je presse visiblement le pas pour le rejoindre, si vite en réalité que je heurte son flanc de plein fouet. Ma main s'accroche à son bras et je me suis déjà hissée sur la pointe des pieds pour presser ma bouche contre sa barbe douce, terriblement douce depuis qu'il utilise l'huile que j'ai préparée pour lui. J'aurais envie de l'embrasser, mais ce ne sont pas des gestes que nous nous autorisons en public, jamais. Il n'y a que dans l'intimité de nos chambres, que nos corps s'autorisent à se chercher réellement, et même ainsi persiste toujours, une fois l'étreinte rompue, comme un relent de pudeur entre nous.

Je suis de mauvaise humeur. C'est l'une de ces journées où il fait gris malgré la chaleur harassante et où l'alcool réchauffe bien trop. Pourtant, je sais au moment même où ses hanches -un peu osseuses mais assez enrobées pour être saisies, se heurtent contre moi et que ses lèvres transpercent instantanément la carapace patibulaire dont je me revêts, que la journée finira bien. Le sourire me vient, stupide. Mon bras entoure, réflexe mâle antique, sa taille quand je la ramène à demi vers moi, qu'elle s'assied d'au moins une demie fesse sur ma cuisse. Yann ! Un verre pour Ma Demoiselle et moi-même, bitte ! Je me sens possessif, ce soir, parce que je l'ai attendue sans même m'en rendre compte. J'avais un peu envie d'arracher les yeux de Gaston de sa tête pour les lui faire bouffer, mais en même temps, Alphonse m'a dit qu'il avait été vraiment mauvais en ce qu'il s'agit de la récupération de la dette de Downes. Rien à voir avec Helvalia, non. Quand même. Ses lèvres roses m'appellent. Ma Belle. Son odeur me provoque. On t'attendait plus. C'est qui "on" ? L'arrondi délicat de ses épaules et le contact de sa taille me donne envie de la hisser sur le comptoir, de retrousser sa robe magnifique, sans la retirer, et.... Mais à quoi je pense, au juste ? Ta journée? Voilà, rien qu'une banalité dont nous sommes tous deux conscients pour détourner mon attention. Yann sert le verre, tant mieux, je le cogne contre celui de la rouquine et bascule la tête vers l'arrière pour l'avaler, mais je suis toujours cramponné à elle. En une fraction de seconde qui a stimulé tous mes sens comme le ferait la respiration d'un nouveau né, je m'éveille soudain à ce qui m'entoure, et c'est comme retrouver la mer.

Son bras se referme instinctivement autour de moi, avant même qu'il ait tourné la tête pour me voir, et je dois dire que c'est exactement la réaction que j'espérais. J'expire d'ailleurs un rire discret en me hissant à demi sur sa cuisse, dans cette position d'équilibriste un confortable mais terriblement gratifiante puisque c'est contre lui, que je me trouve. J'adresse à Yann un sourire radieux en guise de salutation, et il lève les yeux au ciel en soupirant. C'est souvent lui qui se trouve être témoin de nos retrouvailles, à Jurgen et moi, puisqu'elles ont majoritairement lieu contre son comptoir !

Quand nos verres arrivent, je me décolle de Jurgen pour me hisser sur le comptoir, face à lui, mes jambes pendant juste à côté de son épaule. Ça fait désormais de longues semaines que je suis à La Barbe, et je dois admettre que je m'y sens comme un poisson dans l'eau. Je crois d'ailleurs que je suis la seule personne que Yann autorise à s'asseoir sur son comptoir ! Interminable ! Et la tienne ? Je sirote mon verre sans empressement, contrairement à lui, en ajoutant dans un sourire qui veut tout dire. Mais j'ai ma soirée de libre...

C'est sans attendre que mes doigts se referment autour de l'une de ses chevilles. J'ai pris cette habitude de garder un contact physique avec elle. Je n'ai jamais vraiment été très tactile, mais j'y peux rien si elle m'entraîne contre elle avec ses yeux de biche. Je repose mon coude sur sa cuisse comme si j'étais chez moi, mon pouce caressant sa peau avec délicatesse. Je repose mon verre en exhalant, rauque, et je plisse les yeux en la regardant. je ne peux pas m'empêcher de sourire. Interminable, c'est bien, ça. Enfin, pas pour elle j'imagine, mais ça me donne l'occasion de lui proposer mieux. Le gars avec qui j'étais -c'est quoi son prénom?- observe la scène, dubitatif mais vite convaincu, et se détourne. Dommage pour moi car c'est un vrai pigeon. Un autre des gars s'en occupera, les vautours. Moi, je suis tout à ma contemplation, j'entre dans son jeu. Ahhh? La mienne a été... Ennuyeuse malgré une p'tite ballade. Le med'cin a dit que je d'vais aller danser pour me refaire. J'ai pas de médecin et je soupire, l'air plus abattu, mais mes doigts autour de sa cheville me vendent et explicitent mon double jeu plus encore que mes paroles. Mais qui, ici, f'rait une cavalière à ma hauteur, hmm? Je suis pas si bon danseur que je le prétends, mais je suis agile, c'est presque pareil et surtout, j'ai envie de me tirer de La Barbe.

Sa main enveloppe ma cheville en ce geste si intime et si tendre qu'il me fait toujours frémir, et je ne prends pas garde au regard d'Alicia, qui lance des éclairs depuis le fond de la salle. Non, le mien est tout entier tourné vers Jurgen, que je ne peux quitter des yeux. Je plisse le museau. « Oh, le médecin a dit ça, vraiment ? Dois-je en conclure que vous avez été chercher des conseils médicaux ailleurs qu'auprès de moi, Jurgen Waldteufel ? » Si mon ton est accusateur, mon regard, lui, reste rieur, quoique teinté d'une très légère pointe d'inquiétude. Je pose une main, douce, sur son avant-bras. « J'aimerais beaucoup aller danser avec toi... Mais tu es sûr que c'est une bonne idée ? » Certes, les hématomes ont presque entièrement disparu sur sa peau, néanmoins il reste fragile à mes yeux. Il faudrait qu'il se remuscle, pour commencer, parce qu'il a tant perdu de poids que ça me fait mal au coeur chaque fois que ses bras se referment autour de moi. Je propose donc, tout naturellement. « Peut-être qu'on pourrait manger ensemble, d'abord, qu'est-ce que tu en dis ? »

Pourquoi je lui ai proposé d'aller danser au juste ? J'ai dû supposer qu'elle aimait ça. Et puis j'ai envie de la voir rire. Lentement, ma main glisse le long de son mollet quand je me redresse. L'agitation se fait sentir à La Barbe. La moitié des hommes est sur le chemin de l'ivresse, la moitié des femmes a ferré son poisson. Hm. C'est le médecin qui m'invite à manger ? Bien sûr, je compte payer, mais je n'ai même pas très faim, pourtant si elle consent à se nourrir décemment je serai loin de l'en empêcher. En fait mon appétit est tout autre, j'ai faim de redécouvrir le monde, faim d'elle aussi. Où est-ce que tu voudrais aller ? Je lui demande en me rapprochant encore plus d'elle, faisant mine de tirer une bouteille par-dessus le comptoir. Personne ne le dit mais tout le monde doit bien savoir que la rouquine et moi, on partage quelque chose. Quoi, on sait pas, mais en tous cas, ils savent certainement mieux que moi. Est ce que je pourrais manger ce que je veux ? Ça, je le dis de façon presque inaudible non loin du creux de son oreille.

​J'étire un sourire entendu. « Oui, c'est le médecin qui t'invite à manger. »​ Et ce que je veux dire par là, c'est que je veux l'emmener manger, bien-sûr, mais surtout que c'est en tant que "médecin" que je souhaite qu'il mange, parce que son appétit a trop grandement diminué ces trois dernières semaines. Les blessures les plus graves sont guéries, c'est un fait, mais il reste encore à rebâtir le Jurgen tel que le monde le connaît, et c'est sans doute ce qui sera le plus long.

Et le Jurgen en question a le don de me distraire de ma tâche, et de mes objectifs, comme lorsqu'il se hisse vers moi pour murmurer, son souffle caressant ma peau. Je frissonne en silence, ferme à demi les yeux un instant pour répondre à voix très basse, pour lui seul. « Tu pourras manger tout ce que tu veux... » Un sourire impatient se dessine déjà sur mes lèvres, mais je tente de me ressaisir. « Mais d'abord, tu vas te nourrir de nourriture terrestre, pour me faire plaisir, mh...? »

Dieu qu'elle me plaît ! Si j'étais un peu croyant, je prierais pour une vie meilleure. Mais je suis de ces rebuts du fin fond des villes. C'est le ton de sa voix. A cet instant précis ça me rend complètement fou et je suis à ça de la ramener contre moi pour que son corps épouse si bien le mien. Oh, je cause pas spécialement de quand on s'emboîte, mais aussi de ces moments où on est à poils, ou pas, et que je lui montre mes cartes. J'aime bien quand son souffle effleure ma poitrine et... Où je vais, là? Je m'égare carrément, si bien que j'ai pris sa main dans la mienne. Alicia fait une sale gueule et je lui souris, ou bien je souris simplement. J'ai attiré Helvalia contre moi et comme un homme qui a trop bu, ou comme un mauvais garçon, mon bras repose autour de ses épaules. Je mens alors à moitié. J'crois que j'pourrais manger une sirène ! Je le dis trop haut, trop enthousiaste et il faudrait être con pour pas comprendre l'allusion, n'empêche que sous les regards, dont celui, amusé, de Joséphine, j'entraîne la jolie rouquine au dehors. Il y a un bouge pas loin, où "on" n'est pas malvenus. Je pourrais glisser quelques livres à un musicien pour qu'il joue un truc dansant et d'autres au tenancier pour qu'il nous serve quelque chose de bon. Si j'dois t'faire plaisir en mangeant, tu d'vras partager 'vec moi. J'ai remarqué qu'elle picorait et qu'elle mangeait pas même un dixième de ce que j'engloutis même mal en point. Elle ne le sait pas, mais je veux bien être son médecin aussi.