Je replace mes jupons correctement en souriant, charmeuse, à Alphonse. Comme d’habitude, il n’a pas pris la peine de me déshabiller, et ça me convient très bien. J’ai une façon de travailler que les filles trouvent particulière : Trois soirs par semaine, je trime jusqu’au petit matin, j’enchaîne les passes. Le reste du temps, c’est plutôt tranquille, et je me contente d’une ou deux sessions par soir. Ca me permet de gagner assez d’argent pour payer mon loyer à Jurgen et avoir du temps libre. Le dimanche, je vais à la messe avec Joseph, mon fils. Il a six ans, et je ne sais pas qui est son père mais à notre époque, qu’importe ? Le laisser à garder à ma cousine me coûte moins cher que de l’avoir avec moi. J’ai toujours voulu avoir une situation, mais c’est compliqué dans mon état. J’ai bien essayé d’avoir des relations avec des hommes, mais mon métier me met des bâtons dans les roues. La grande partie de mon argent part dans l’achat de tissus, parce que j’ai réussi à monter un petit business de couture. Aujourd’hui, j’ai décidé d’offrir une jupe à la nouvelle. Des volants jaunes sur un tissu cyan qui lui ira particulièrement bien. Je crois d’ailleurs que tout lui irait. Je sens que cette fille va nous faire beaucoup d’ombre, mais autant l’avoir dans la poche, après tout. Si les femmes ne se serrent pas les coudes, si on ne s’aide les unes les autres, qui le fera ?
En déposant le paquet devant la chambre de la jeune fille, je songe au fait que les hommes, ici, nous considèrent très bien. Certes, certains se laissent aller à leurs émotions négatives, mais Corbeau et Moineau sont agréables. Ils nous laissent toute liberté, si bien que je ne comprends pas la décision de Dorothéa. Depuis qu’elle est partie, tout le monde dit que c’est une salope, mais entre elle et nous, il n’y a que l’allégeance qui change.

Nous sommes au milieu de l’après-midi mais je ne sais pas si Jurgen est encore là. Je sais qu’il peut dormir tard quand il veille toute la nuit. Il y a longtemps que nous n’avons pas passé une nuit ensemble… C’est arrivé qu’une seule fois, en fait, et j’espérais qu’il ne me paierait pas mais quand je me suis réveillée, il était parti et avait laissé des livres sur la table de chevet. Je ne suis pas stupide, je ne suis pas amoureuse de lui. Il reste un homme, avec ses divers handicaps sentimentaux, et moi-même je ne m’y risque plus. Mais j’aime bien sa compagnie, j’aime bien le fait qu’il soit si coincé, je le trouve bel homme et il est prévenant malgré son côté rustre. J’ai mis cinq mois avant de le mettre dans mon lit, et pourtant, je me suis montrée très explicite ! J’apprécie de l’avoir à mes côtés. Les autres, je les tolère. Lui, j’attends qu’il m’invite sur ses genoux. Et j’y suis plutôt souvent, ce qui ne me rend pas peu fière. Ce gars est une légende urbaine : Toutes les filles l’ont vu nu, pinté, en colère, joyeux,  dans divers contextes, mais je suis la seule à en avoir profité. Il m’arrive de le réveiller le matin, mais il est terriblement bougon et même s’il me sourit des fois, la plupart du temps il me dit simplement qu’il va déjeuner en bas.

Je l’attends donc dans la cuisine, et il semble de meilleure humeur. Hé, Moineau ! Comment a été ta nuit ? J’ai le ton enjôleur que tout le monde me prête, sans même me connaître. Hm. Gut. Il se sert une tasse de café et s’allume un cigare. Je n’ai jamais compris pourquoi les hommes faisaient ça, parce que ça donne mauvaise haleine… mais ça donne aussi mauvais genre, ce doit être pour ça ? J’attends le moment où il réalisera, et il ne tarde pas à se montrer poli. Il est comme ça, Moineau. Il a cette bonne éducation qui lui vient de Corbeau. Et toi ? Par contre, il cache moins bien son désintérêt  pour la réponse. Je vais bien. Je ne travaille pas, ce soir. J’ai décidé de profiter un peu de ma vie. Tu sais, aller flâner en ville, me baigner un peu, aller danser et boire un peu chez Michaela… Il hoche la tête comme le garçon bien éduqué qu’il est. Hmhm. Très bons projets. Je le soupçonne d’avoir mal au crâne, mais je ne compte pas sortir seule ce soir, alors je lui propose, puisqu’il est incapable de comprendre une invitation. Tu laisserais une dame y aller seule ? Il mâchonne encore son pain en me répondant : Une dame ? Et ne semble comprendre qu’après-coup à quel point il a été vexant. Oh… Euh… Nee, nee, Alicia, ce soir, j’travaille, mais tu peux d’mandner à Alphonse ? J’accuse le coup en portant le masque de la catin espagnole fort enthousiaste. Jurgen est bien gentil, mais c’est un salaud complètement idiot, si idiot que je préfère partir. Oui… Oui, je vais demander à Alphonse, plutôt, tu as raison. J’irais certainement rencontrer un inconnu, ce soir, pour ne pas me faire payer et avoir simplement l’impression de maîtriser ma vie.