11.10

J'ai passé une partie de la nuit à rejoindre les gars et à les rassembler. Il n'y a pas vraiment de problème, tout était déjà prêt. C'est qu'après avoir causé à Alphonse et Rodrik, Lars m'intercepte. Il devait rentrer plus tard mais l'affaire s'est conclue plus rapidement que prévu. Le gouverneur n'est pas dans notre poche, loin de là, mais on s'en approche chaque jour un peu plus. Je suis un peu déçu de ne pas avoir été avec lui, même si je ne suis pas sûr que j'aurais apprécié le moment. Ceci dit j'ai passé un excellent début de soirée. La nuit est chaude, presque calme. Je m'attendais presque à trouver Robin en embuscade quelque part mais finalement, on a pu visiter les bouges qu'on devait se mettre dans la poche et ça avance. On se côtoie tous et on se rencontre tous, mais chaque équipage a quand même son quartier général. Et moi je rentre au mien au petit matin. Je passe par les cuisines rapidement pour ramasser une assiette. Quand je grignote la viande froide et épicée je me dis qu'après tout, pourquoi pas... Est-ce qu'elle va croire que je cherche à la séduire, si je dépose le petit déjeuner devant sa porte? J'hésite, j'ai pas envie qu'elle croit que je veuille la sauter, j'ai juste envie qu'elle se sente chez elle. Je sais pas pourquoi, j'ai l'impression que cette fille peut être une véritable plus value ici. Quand je monte vers ma chambre, j'embarque une bouteille de rhum bourrée de fruits. Je la pose sur le bureau, dans ma piaule, me sers un verre, allume le cul d'un cigare puis je rédige un papier tout simple en m'appliquant, caricaturant ma propre écriture et je vais la glisser sous sa porte.

Citation :

Helvalia,

Je gage que les filles t'ont montré votre domaine, mais après t'avoir présentée au Capitaine, je peux te faire visiter le reste si tu veux.Je viendrais te chercher vers onze heures.
Jurgen

J'ai besoin de dormir un peu avant de débuter une nouvelle journée et une nouvelle nuit. Mes matins sont décalés.

L'ambiance, à la Barbe Fringante, est définitivement bien différente de celle qui règne au sein de la Voile Rouge, ou de celle qui régnait à l'Aphrodite. Sous les ordres de Franco, la concurrence est rude, et les filles se battent pour obtenir ses faveurs et celles de ses hommes, ou de ses alliés. Franco fait toujours en sorte que les filles s'imaginent qu'il n'y a pas suffisamment de place pour toutes et celles qui n'en font pas suffisamment pour gagner la leur le paient cher. Il s'assure la "fidélité" de ses employées uniquement par la crainte, et les relations entre toutes sont tendues. Aussi, ma soirée avec les femmes de la Barbe s'est avérée, pour moi, terriblement surprenante. Aucune d'elles ne s'est montrée véritablement méfiante à mon égard, et je ne crois pas avoir eu affaire à tant de bienveillance depuis... Une éternité. Toutes les courtisanes n'étaient pas présentes, et je ne doute pas que certaines ne verront pas d'un bon œil l'arrivée d'une ancienne de la Voile, mais pour ce qui est d'hier soir... Ce ne fut que positif.

J'ai passé une nuit plus sereine que toutes les précédentes, et c'est lorsque je m'apprête à descendre que je trouve, devant la porte, la petite note. Elle me noue le ventre d'appréhension, notamment parce qu'elle me rappelle que je dois rencontrer le Capitaine ce matin. Je la glisse malgré tout dans ma poche comme un précieux secret, et je descends pour mon entretien avec celui que l'on nomme Corbeau.

Il n'est pas tout à fait onze heures lorsque je remonte dans ma chambre, avec maintenant chevillée au corps la ferme certitude que ce type ne plaisante pas.

Je crois qu'il y a eu un petit malentendu. D'accord, je suis en retard de quelques minutes, mais quand je frappe à la porte (après avoir tourné en rond des plombes), personne n'ouvre. Je l'imagine, toute seule face à Lars qui a dû la recevoir dans le bureau, celui-là même où je lui ai dit de ne pas aller. Je voulais être là, j'avais prévu de l'être, je voulais la briefer, mais visiblement le sort en a décidé autrement. J'espère juste que tout se passe bien. J'ai faim, alors je décide de descendre mais, à l'angle du pallier je croise la rouquine. J'essaye de voir sur son visage si elle a déjà croisé Lars ou non, mais je sais que je ne devrais pas me fier à ça, avec ces filles qui portent des masques en toute circonstance. Helvalia? Dans son prénom, je lui demande tout et n'importe quoi. Est-ce qu'elle a passé une bonne nuit, est-ce qu'elle a pu voir Lars et est-ce que tout va bien, pourquoi est-ce qu'elle ne m'a pas attendu, et est-ce qu'elle veut faire un tour avant que je ne retourne voir si tout se passe comme prévu sur le navire?

C'est lorsque je m'apprête à pousser la porte de la chambre que la voix de Jurgen retentit, basse, grave, et je tourne les yeux vers lui, mon visage s'illuminant malgré moi. Je dois dire que je n'en menais pas bien large face à Corbeau et je me sens un peu mieux de retrouver mon Ange Gardien. Jurgen, vous êtes là. Je réduis la distance qui nous sépare pour me glisser à côté de lui. J'espère que je ne suis pas en retard ? J'ai bien reçu votre mot mais je ne savais pas si vous vouliez que l'on se rejoigne ici ou bien en bas.

Son vouvoiement m'irrite, ça me donne l'impression d'être un petit seigneur, et j'aime pas les petits seigneurs. Depuis quand les putains vouvoient leur protecteur, au juste ? Je me souviens que ma mère faisait ça, et ça s'est pas vraiment bien terminé. Elle a visiblement vu Lars et je m'en mordille l'intérieur de la joue. Tu l'as vu? J'avais pensé te l'présenter moi-même mais... Je hausse une épaule. Tout s'est bien passé ? J'allais aller grailler un truc, comme j'me disais qu'tu m'avais posé un lapin... Je le dis d'un ton léger, le sourire aux lèvres. Même si elle m'avait consciemment évité, il n'aurait pas s'agit d'un lapin, puisqu'elle ne m'a jamais dit oui. De toutes façons, je ne suis même pas sûr qu'elle sache que la chambre à côté de la sienne, c'est la mienne, alors comment est-ce qu'elle aurait pu répondre ?

Le Capitaine ? Je l'ai vu, oui. L'expérience m'a appris qu'il ne faut jamais, jamais dire de mal du patron, ni aux autres filles ni à ses hommes, et j'ai compris que c'était Corbeau, le grand patron. Alors j'esquisse un sourire et je hoche la tête, que pourrais-je faire d'autre ? Lui dire qu'il me fiche les jetons ? Je ne crois pas que Jurgen ferait autre chose que se moquer de moi, si je faisais un aveu pareil. Je crois que ça s'est plutôt bien passé... Je veux dire... Je suis encore là, alors c'est bon signe, non ?

Je relâche la poignée de la porte que je tenais toujours, et je secoue la tête. Je ne vous ai pas posé un lapin, je remontais justement pour vous attendre ! Mais si vous alliez manger, on peut remettre ça à un autre jour, ça ne fait rien.

Hmhm, c’vrai. J’imagine un peu la scène que Lars a dû lui faire. Des menaces sous-entendues, des sourires mielleux et pourtant terrifiants. Quand on le connaît, il est bien moins effrayant mais je ne lui dis pas. Elle ne me croirait probablement pas. Autant commencer l’tour… Je récupèrerai quelque chose après. Je me mets en marche mais je désigne du pouce, par-dessus mon épaule, la chambre qui fait l’angle. J’dors là. Je laisse personne y entrer, pas même Joséphine quand elle veut faire le ménage. Je désigne successivement les autres porte et donne à chaque fois le prénom de la fille ou du gars qui y pionce en ce moment. La plupart des hommes ne dorment pas ici, on aurait besoin de trop de place, mais ils se relaient pour qu’il y ait toujours suffisamment de bras.Aucune n’appartient à Corbeau, il ne dort pas ici, lui. J’vais t’montrer la cave, au cas où un client te d’manderait quelque chose de spécifique. Je cause bien d’alcool. Et puis le jardin, l'grenier, si un jour t'as b'soin d'ranger plus d'choses, et l’issue d’secours. Enfin, les issues de secours.

J'etrecis le regard, une moue intéressée aux lèvres lorsque j'apprends que sa chambre est adjacente à la mienne. C'est encore une fois très égoïste de ma part mais je songe que je suis, tout de même, plus en sécurité si nous partageons un mur que si je dormais de l'autre côté du couloir, non ? Je plaisante gentiment. Donc si je suis attaquée par les souris je n'ai qu'à toquer contre ton mur pour donner l'alerte ? C'est bon à savoir. Moi, quand il parle de la cave, je ne pense pas à l'alcool et je fronce les sourcils. Quelque chose de spécifique... Dans la cave ? On fait des choses... Spécifiques dans la cave ? Mon imagination s'affole et je me prends à visualiser un véritable donjon avec des chaînes accrochées au mur. Oh merde, j'espère qu'il n'y a pas de donjon ! Mais ça expliquerait pourquoi ils font tous semblant d'être si agréables, pour mieux nous faire accepter le reste !

Elle me fait sourire, je note qu’elle m’a tutoyé et je la regarde du coin de l’oeil en me demandant comment je ferai pour attraper des souris. J’en ai pas la moindre idée. Ça commence comm’ça, et après tu m’diras qu’j’ai des airs de gros chat, c’ça?
J’avais bien compris le double sens de mes paroles et je suis ravi que la plaisanterie touche. Quoique, je suis pas vraiment sûr qu’elle trouve ça très drôle… Non, c’est même fort maladroit de ma part. D’accord, c’est pas exclu qu’on lui demande ce genre de trucs, mais la cave ne dispose pas de ce genre de matériel. Du moins, pas là où je l’emmène. Je ne compte, bien entendu, pas lui montrer où on enferme et affame des gens pour les faire causer. On passe derrière le comptoir et on descend dans la cave aux nombreux fûts et étagères où l'humidité et la moiteur tropicale nous enveloppe. On a toutes sortes d'alcool ici… C'ca, les trucs spécifiques. Tu pourras t’servir, mais y faudra faire payer la bouteille. En principe, ils savent. En principe, ils savent aussi qu’on ne violente pas les filles, qu’on ne pique pas des trucs, mais dès que l’alcool entre en jeu, ces choses là s’oublient vite.

Je ne me rends même pas compte que je l'ai tutoyé, autrement sans doute en serais-je horrifiée ! Je le dévisage, fais mine de le détailler en dodelinant de la tête. « Mmh de gros ours, plutôt ? » Si j'aurais tendance à me sentir plutôt en sécurité à ses côtés, je ne peux pas nier qu'il a des airs patibulaires et une gueule de tueur. Je ne sais pas s'il est le genre d'homme qu'une femme peut appeler chaton...

Il me guide à la cave et je retiens mon souffle en m'attendant à découvrir l'Antre du Démon en personne... Mais je n'ai face à moi que des étagères et d'innombrables bouteilles dont aucune ne semble contenir d'organes humains, Dieu merci ! Je ne peux que difficilement masquer le soulagement qui me gagne, comme le sourire qui se dessine sur mes lèvres. « Oh, ce genre de choses spécifiques... Mh, c'est noté. Donc on a le droit de venir chercher des bouteilles ici ? »

Est ce que c'est flatteur d'être comparé à un ours, pour elle ? Ou elle est comme bien des donzelles carrément rebutées par ma magnifique toison ? Est ce que c'était une petite pique? Je reste avec mes questionnements qui, de toutes façons, n'ont pas grande importance.
Tu peux te servir, ja. Mais tout doit être payé, que c'soit pour toi ou pour le client. Et c'moi qui suis responsable de c'petit domaine... Elle ne me donne pas l'impression d'être le genre de fille qui se pinte toute seule dans sa piaule, alors le ton que j'emploie est plutôt détendu. Mais moi, je suis le genre d'homme qui se pinte en compagnie de sa solitude. D'ailleurs... Je me saisis d'une bouteille de rhum de Port Royal et me fend d'un sourire. Pour moi ce soir. Mon petit privilège...
La cave est définitivement mon endroit favori dans cette immense bâtisse.

Je hoche vivement la tête, plusieurs fois, d'un air terriblement sérieux. « Tout doit être payé, oui, c'est bien noté. Croyez-moi, je ne suis pas une voleuse. » C'est un peu étrange de l'assurer avec tant d'aplomb à un homme qui, de toute évidence, est un voleur, mais je crois que les malfrats sont ceux qui aiment le moins que leurs petites manies se retournent contre eux. Et moi, je n'ai jamais rien volé à personne. C'est dire, même en partant de chez Franco j'ai laissé toutes mes affaires !

J'incline la tête pour observer la bouteille qu'il choisit, étire un petit sourire appréciateur. « Pour vous tout seul ? Ca fait beaucoup mais qui suis-je pour juger ! » Je tourne sur moi-même, comme pour mieux envelopper la pièce du regard, avant de décréter. « S'il n'y a rien d'autre à voir ici j'aimerais beaucoup voir le jardin... »

Elle n'est pas une espionne. Elle n'est pas une voleuse. Mais je ne crois pas qu'elle ne soit qu'une putain. Comment aurait-elle pu survivre sans aucun autre talents, après tout? J'te crois, et je pense pas que tu sois idiote. Pour le reste, je ne me rends pas toujours compte de la façon dont je peux boire. C'est une vieille habitude qui m'aide à pioncer. J'inspecte tout de même la bouteille et si j'étais moins bête, je l'inviterais à la boire avec moi. Au lieu de quoi je hausse une épaule parce que je ne trouve pas qu'une bouteille soit beaucoup. Ca va encore...
Le jardin, c'est la pièce maîtresse de cette baraque. Il est toujours bien vert et à la fin de notre printemps, on peut cueillir des fruits. Il n'est pas très grand mais il peut être intimiste. Corbeau et moi avons fait construire de hauts murs, pour que personne n'y craigne rien et pour éviter toute intrusion, mais la végétation en elle-même procure une sécurité décente. Joséphine aime y faire pousser des légumes parce que, comme elle dit, c'est important de pouvoir se nourrir, comme si on allait subir un siège. Les filles aiment bien y passer du temps, et j'imagine bien Helvalia évoluer dans la verdure. Je la laisse passer devant moi pour rejoindre la cuisine, et je lui désigne une solide porte en bois. Derrière, le soleil de presque midi baigne les lieux d'une lumière éclatante et d'une chaleur étouffante qui m'est aussitôt désagréable. Y'a une balancelle là bas, si tu veux. T'aimes lire ?

J'ai passé énormément de temps enfermée, toute ma vie. A l'Aphrodite, je ne pouvais pas beaucoup sortir, du moins pas comme je le voulais, et Paris est une ville qui n'offre finalement que beaucoup de murs. Quitter un bordel pour entrer dans un tripot, vous voyez ? Sur le navire qui nous a emmenées à Tortuga, c'était la même chose, le Capitaine n'était pas enchanté à l'idée de voir des donzelles traîner sur le pont, il disait que ça déconcentrait les marins et nous avons finalement passé beaucoup de temps loin du soleil. Et depuis que je suis arrivée à Basse-Terre... Et bien Franco s'assurait, je crois, de ma loyauté et je n'étais encore que peu autorisée à sortir.

Alors savoir que la Barbe Fringante possède un jardin et que je suis, en plus, autorisée à y aller, me met déjà dans un état d'excitation certain. Seulement, lorsque l'on pousse la porte, et que Jurgen me désigne le coin où trône la balancelle, les choses échappent à mon contrôle. J'oublie tout désir de me montrer discrètement polie, et je m'exclame. « Une balancelle ? Il y a une balancelle ? » Je bondis dans la direction indiquée, faussant à demi compagnie à mon guide pour me planter face à la construction de bois. Je n'ai même pas répondu à sa question. Non, je tends les mains pour caresser l'assise, rêveuse. « On a le droit de l'utiliser ? » Réfléchis, Helvalia, il ne te l'aurait pas montrée si tu n'avais pas le droit de t'y asseoir !

Helvalia me donne l'impression d'avoir quinze ans quand elle sautille de la sorte. C'est foutrement vivifiant de voir une joie véritable. Les autres filles aussi montrent de l'enthousiasme pour les petites choses de la vie mais je sais que beaucoup d'entre elles sont mortes à l'intérieur.
J'ai envie de lui dire que non, qu'on ne peut pas l'utiliser, parce que sa question est bien bête, mais ne pas le faire est un reflexe. Ca ferait retomber sa joie comme un soufflé, et comme je l'ai dit, c'est revigorant. Je la rejoins, nonchalant, et lui désigne l'endroit-même qu'elle est entrain de caresser. J'crois qu'elle attendait que tes fesses, Helvalia. Je sais pas pourquoi je parle de ses fesses, je sais bien, pourtant, que ça le fait pas. Mais quand je dis le mot, je revois son cul devant moi, dans les escaliers, et ça me fait sagement détourner les yeux quand je m'assieds.
J'ignore pourquoi j'ai envie de la ménager en tout. Je pense que j'aime bien cette fille et sa légèreté.

Je ne m'offusque même pas qu'il ose parler de mon postérieur, non, vraiment, je suis au-delà de ça, à des kilomètres au-delà. Il s'installe le premier sur la balancelle, et j'ai toujours un sourire vissé jusqu'aux oreilles lorsque je m'assieds à côté de lui. Notre différence de taille, flagrante lorsque nous sommes debout, fait que je ne touche le sol que de la pointe des pieds quand il peut les poser bien à plat. J'accroche le montant d'une main, l'autre se posant sur l'assise, entre nous. Le rose m'est monté aux joues et je ressens le besoin d'expliciter mon enthousiasme. « Il y en avait une, dans la cour du dispensaire dans lequel j'allais, un peu cachée derrière les arbres et personne ne l'utilisait jamais parce qu'elle était toujours pleine de feuilles et de bestioles. » J'esquisse un sourire à ce souvenir. « J'y allais souvent... Et puis je remettais les feuilles en partant pour ne pas qu'on me la pique. »

Du talon, j'engage le mouvement de la balancelle. Celle-ci non plus n'est pas souvent utilisée, alors elle grince un peu, même si elle a le mérite d'être propre. Je fixe un palmier devant moi, lève les yeux jusqu'à la cime, et ce n'est que lorsqu'elle ouvre la bouche que je lui coule un regard. Un truc un peu à la dérobée, parce qu'elle semble être retournée quelque part. Dans un endroit agréable et intime où elle n'a pas à craindre pour sa sécurité et où elle doit être entourée de gens de bien. Aussitôt, j'imagine une minuscule petite fille solitaire et maligne. Astucieux... Je n'ai su où mettre la bouteille de rhum, alors elle est entre mes cuisses. J'ai la posture de n'importe quel homme, je prends de la place, j'écarte les jambes, je suis à l'aise. Personne n'vient jamais ici... En général, les filles vont plutôt de l'autre côté, y'a plus de place. T'auras p'tet pas b'soin d'mettre des feuilles sur celle-ci pour la garder pour toi. Moi non plus je ne viens jamais ici. J'aime mieux aller sur la plage quand j'ai envie d'être seul. Je me rends seulement compte, au bout de dix ans, que cette balancelle a quelque chose de sympa, en fait. Le balancement est agréable, et ça me donne envie de fumer tranquillement et de ne rien faire. Je récupère de quoi à ma ceinture et j'allume un cigare, laissant l'épaisse fumée se dissoudre vers le ciel. Un dispensaire, t'as dit? Je revois alors cette petite fille que j'ai imaginée, mais avec toujours la goutte au nez de la gamine souffreteuse.

Je lève sur lui un regard amusé, et sans doute un peu complice aussi. « Peut-être que si tu fais courir la rumeur qu'elle n'est pas très stable et qu'on risque la chute en l'utilisant... Non ? » Je secoue la tête dans un rire parce que je ne suis, bien-sûr, pas sérieuse. Je ne suis arrivée ici qu'hier et je n'ai pas l'intention de dépouiller les anciennes de leurs possessions ni de leurs habitudes.

Je pousse un soupir d'aise sous le balancement léger, le vent qui souffle très doucement dans mes cheveux, et je hoche la tête. « Le dispensaire, oui. J'ai vécu quelques années avec une matrone dont j'étais l'apprentie, elle m'y emmenait tous les jours ou presque. » Parler de cette époque ne me dérange pas, ce n'est pas comme si j'avais quelque chose à lui dissimuler. « Je n'étais pas trop mauvaise... J'aurais dû prendre sa relève mais lorsqu'elle est morte j'ai été... placée ailleurs. » Et il doit bien deviner où.

L'idée est amusante, et je prévois de m'occuper de ça quand j'aurais un peu de temps. Ce soir, peut-être, quand je boirai dans ma chambre. Ca changera des lectures vaines et de l'onanisme. J'ai déjà en tête un petit quelque chose qui pourrait la faire sourire. Je verrais c'que j'peux faire... Je vois mal les autres femmes s'offusquer de quoique ce soit. Je suis peut-être trop confiant.
Le vent m'apporte les effluves de sa peau. Je ne sais pas si elle porte un parfum, si ce sont les résidus du savon qu'elle a utilisé ou son odeur naturelle, mais ça me fait penser à un fruit gorgé de sucre. Je me laisserai aller à quelques pensées brûlantes si le sujet n'était pas si grave. La nature humaine n'a jamais été bien tendre avec moi, et je l'ai, moi, toujours jugée durement de toutes façons, alors Helvalia, dans toute son innocence, ça me fait un petit quelque chose. Elle a l'histoire classique de l'orpheline qu'on a abandonnée par la force des choses. Pour la première fois de ma vie, je me sens chanceux. J'ai que peu de souvenirs du soir où je suis mort, mais je sais que Lars aurait parfaitement pu ne jamais passer par là. Je sais qu'il aurait pu s'agir de quelqu'un d'autre, de quelqu'un de mauvais, et j'en dégueulerai presque de m'imaginer à la place de la rouquine. Je hoche lentement la tête, un peu pensif, mais le sourire me revient quand je tourne à nouveau la tête vers elle, m'enfonçant dans l'assise. Tu sais qu'on n'a pas de guérisseuse ici, hm? A chaque fois qu'un gars se fait trouer la peau, et Dieu sait qu'c'est courant, on doit l'emmener chez Jamy, qui prend vraiment cher. C'est du donnant-donnant que je lui propose, sans même avoir demandé l'avis de qui que ce soit. J'en ai bien le droit. Il t'faudrait quoi?

D'ordinaire, ma modestie me perd, parce que pas trop mauvaise, c'est insuffisant lorsqu'il faut sauver la vie de quelqu'un. En réalité, tout le monde a toujours dit de moi que j'étais très douée, et surtout prometteuse, mais ce ne sont pas des mots que je répète, à quoi bon puisque mon avenir ne se situe pas dans cette voie ? Mais Jurgen semble prêt à me laisser une chance au-delà de ma faible capacité à me vendre, et je plisse le nez. « Pour... Pour vous soigner ? » J'arque un sourcil parce que l'idée me plaît tant que j'en ressens un frémissement au creux du ventre. « Il me faudrait des plantes, tout un tas de plantes, de quoi avoir les essentiels, et puis... De quoi recoudre les plaies, de quoi bander... » Je hausse les épaules. « Des linges et de l'eau il y en a déjà... Ca arrive souvent, que vous vous fassiez trouer la peau ? »

Je hoche la tête lorsqu'elle cause, parce que je note mentalement tout ce qu'il me faut me procurer. La fille me surprend et j'aime l'idée qu'elle puisse encore le faire. Une putain d'affaire que t'as fait là, Jurgen. Outre sa beauté et la clientèle qu'elle contentera, il y a ce don. Je commence à me dire que j'ai eu du flair. En plus, les gars rechigneront moins à se faire soigner si c'est par une jolie donzelle. Je me souviens avec un peu de nostalgie de Roberto qui s'est fait emporter par la gangrène. Et le bordel que ça a foutu à La Barbe. On a frôlé le chômage technique parce qu'il empestait tout l'étage. Ca arrive, ja. Certains n'reviennent pas, d'autres reviennent abîmés. Moi... Naa, pas vraiment. 'Fin, rien d'grave. Je ne peux pas lui dire que ça me surprend et que je l'imaginais avec le coeur bien moins accroché, mais quand j'y pense, je trouve ça cohérent. On ne peut pas survivre en prostituée depuis gamine sans avoir beaucoup de courage. Je décide en une fraction de seconde de remettre à plus tard mon travail. Souvent, il consiste simplement à vérifier des trucs, et je dois reconnaître que les gars sont plutôt rigoureux. Heureusement, parce que je risque gros si jamais ils merdent et que je le vois pas. On peut aller ach'ter tout ça, si ça t'dit. Moi, j'y connais foutre-rien et j'risque de t'refiler des trucs qui tueront tes patients. C'pas l'but visé, hm?

Mon regard se voile, lorsqu'il dit que certains n'en reviennent pas, parce que j'ai beau avoir le cœur bien accroché, les pertes me sont toujours très difficiles à supporter. Et puis surtout, je réalise que je n'ai pas envie que lui soit blessé, parce que je commence à apprécier sincèrement sa compagnie. C'est donc tout naturellement que je souffle, charmeuse bien malgré moi, c'est dans ma nature. « Et bien s'il vous arrive à l'avenir d'être blessé... Ma chambre est juste à côté de la vôtre. » Sa proposition m'illumine encore un peu plus, et j'acquiesce volontiers. « Oh j'aimerais beaucoup, oui... Ca fait longtemps que je n'ai pas eu l'occasion d'aller chercher des plantes... Ni de traîner en ville, pour être tout à fait honnête. »

Merde. Voilà qu'elle m'enflammerait les reins ! Mon côté animal voudrait bien que je me blesse rien que pour la voir en tenue de nuit. Alicia et les autres filles n'ont pas beaucoup de pudeur et je crois que si Helvalia n'en avait pas non plus, je n'en serai pas mécontent, tout en espérant qu'elle en ait parce que j'aime bien imaginer aussi. C'est mon esprit plein de contradictions. J'y pens'rais... Elle me déstabilise, alors je prends la bouteille en main et je me relève. Je n'ai pas le reflexe de lui tendre l'autre parce que je n'ai jamais rien eu de galant et que pour moi, la proximité physique doit avoir une utilité. Et Helvalia ne risque certainement pas de tomber ou de se faire bousculer ici. Mais tu n't'éloignes pas, hm? Je lui rappelle en douce le danger qu'elle court si les mauvaises personnes la voient, mais je suis plutôt confiant. Tu connais les boutiques du coin, ou on va à celles que j'connais ?

Nos regards s'accrochent un instant et pour la toute première fois, l'air entre nous se charge d'une tension nouvelle. Hier, à la Voile Rouge, je pensais que je devrais coucher avec lui parce qu'il allait payer. À cet instant précis, je songe que ça ne me dérangerait pas qu'il le fasse. Peut être parce que je n'ose pas encore m'avouer que j'aimerais mieux qu'il ne paye pas.

Je laisse le silence flotter un instant avant de me lever pour le suivre. Je secoue la tête dans un sourire. Non, promis, je ne m'éloigne pas. J'n'ai pas très envie de me retrouver avec une lame sous la gorge... Je suis toute disposée à rester près de lui, cette fois, je vous assure. Et puis maintenant que je sais ce dans quoi je m'embarque, je n'ai plus vraiment envie de fuir. J'ai pas encore vraiment eu le droit de me balader dans le coin, alors si ça ne t'embête pas j'aimerais mieux qu'on aille dans les boutiques que tu connais. Sans m'en rendre compte, j'oscille constamment entre tutoiement et vouvoiement.

Je l'ai déjà dit, d'habitude j'aime bien quand les donzelles se taisent. D'habitude, j'ai pas trop envie de leur parler, mais je crois qu'Helvalia et moi n'en sommes plus là. Je bois ses paroles, certes, mais quand en plus je regarde ses lèvres, je me perds un peu. Ca doit bien se sentir parce que je souris comme un bel idiot. Nous allons jusqu'au comptoir où je planque la bouteille, juste à côté de l'arbalète qu'on a offert à Yann après qu'il ait été blessé à la hanche et qu'il puisse plus naviguer. Le pauvre, quand même.
Je ne compte pas laisser Helvalia se faire mettre à nouveau le couteau sous la gorge, alors cette fois, mon bras se glisse autour du sien d'autorité. Je porte mon sabre et mon arme à feu à la ceinture, de façon bien ostentatoire pour qu'on y réfléchisse à deux fois. Ce n'est pas une foule qu'il y a là dehors parce qu'il est maintenant midi et qu'il fait trop chaud pour que les gens sortent, mais on ne sait jamais. Et puis j'ai le petit plaisir très sain de sentir l'odeur de ses cheveux. Je n'ai plus envie de me dire que la proximité doit être nécessaire pour exister. Sur la route, je lui demande si elle connaît tel ou tel bouge, et leurs propriétaires, ou si elle a déjà mangé ces poissons fris avec cette sauce épicée. Arrivés chez l'apothicaire, j'ai plus qu'un petit creux.