10.10

Je me réveille avec les bruits des marchands sous ma fenêtre. Fenêtre, façon de causer, parce qu’en plein cagnard, y’a pas moyen de dormir paisible, y’a même pas de verre, pas besoin. La piaule sent le cigare et le rhum. Quelque chose comme imbibé qu’aurait pris feu aussitôt si on l'avait laissé faire. Plus que les marchands, c’est les bruits de vaisselle qui me cognent dans la tête. Corbeau vocifère là en bas et Joséphine couine, comme si la chose pouvait le calmer. J’allume tranquillement un nouveau cigare, me retrouve digne face au haut-le-cœur qui me prend, et je chausse pantalon, bottes et chemise en abandonnant mes draps humides.

J’ai à peine le temps d’avaler les haricots à la tomate de Joséphine que Lars m’interdit de lambiner aujourd’hui et me raconte la sombre histoire que tous, semble-il, ont loupé. Dorothea s’est tirée cette nuit pour La Voile rouge, et la loi était claire. La voix de Lars résonne encore dans mes oreilles quand je passe la porte de La barbe Fringante. Lars aime pas beaucoup la concurrence. Moi, j’ai souvent fréquenté ce bordel, avant tout ça. Les filles y sont bien et propres, et elles sont vraiment moins farouches qu’ailleurs. Aucune n’est vraiment farouche, mais celles de la Voile Rouge sont considérées comme étant les meilleures de toutes. J’suis un homme de goût. On dirait pas comme ça, mais j’aime bien la peau diaphane, comme ils disent les poètes, les petits seins rebondis, les donzelles aux sourires qui donnent l’impression d’être vrais. Mais y’a eu ce couac. Une histoire d’or, d’un navire perdu, et d’un gros marché remporté par le concurrent. Et puis le départ de Dorothea, notre étoile spectaculaire du cul.

C’est comme ça à Tortuga. Si t’as des femmes et de l’or, t’as tout ce que veulent les autres. Alors si tu diriges le cul des femmes, je te dis pas. Moi j’ai jamais été vraiment versé dans ça. Les bordels je connais trop bien et j’ai plus envie d’y vivre, je préfère y être l’invité, mais faut dire que ça rapporte. Et puis les filles sont pas malheureuses, Lars prend soin d’elles. C’est aussi pour ça qu’on supporte encore Joséphine. C’est la vieille mère de nous tous. D’accord, sa peau noire et fripée paie pas de mine, mais elle a une solide expérience en ce qui s'agit des donzelles à avoir sous son aile et des hommes à faire semblant de ménager.

Ce matin, alors, je vais récupérer notre dû. J’emmène Rodrik et Alphonse qui me rejoignent dans la rue, comme deux vieux loubards. A trois on fait peur. Les gens savent que si on se pointe quelque part, ou c’est le grand silence, ou tout brûle. Mais pas La Voile Rouge quand même. Le gars qui la tient est un vrai bâtard, mais l’endroit est trop joli pour mériter ça. C’est exotique, tout ça, quand on a vécu dans le brouillard toute sa foutue enfance.


Je pousse la porte un peu rudement et je baisse un chapeau que je n’ai pas, j’ai jamais eu une tête à chapeaux. Une espèce de révérence. Guten Tag, Frauen ! Les gars derrière moi ricanent grassement parce qu’un rien les fait rire et que ça leur donne mauvais genre. Les lèvres des filles oscillent entre le sourire et la moue. Elles savent bien. Mais le silence flotte, les clients ont cessé de jacasser, la vaisselle d'être astiquée. Et je relève les yeux, l'air fier de ma connerie. Pourtant, tout ça est très sérieux.

Je secoue la tête à l'intention de Marisa, les lèvres pincées en une moue embarrassée... Et un peu anxieuse, il est vrai. « Non, je t'assure, je ne sais pas où c'est, je n'y suis jamais allée... » La jeune-fille pousse un soupir agacé. « Tu vas trouver, ce n'est quand même pas si compliqué ! » Têtue, je secoue la tête. « Je vais me perdre, c'est certain, pourquoi est-ce que tu ne veux pas m'accompagner ? » Elle me foudroie du regard, et je referme la bouche, abandonnant tout désir de protestation, sans me départir pour autant de ma certitude profonde : je ne parviendrais jamais à bon port.

Si Marisa n'est pas la gérante des lieux, elle est néanmoins à La Voile Rouge depuis suffisamment longtemps pour avoir obtenu des autres filles, et des clients, le respect que l'on n'accorde qu'aux anciennes. Franco, le propriétaire, l'emmène parfois même avec lui hors des murs, et Marisa revient chaque fois de ces expéditions un peu plus arrogante qu'auparavant. Si la voluptueuse brune prend son rôle de favorite très à cœur, j'ai commis l'erreur de croire qu'elle pourrait peut-être me prendre sous son aile, pour m'aider à appréhender Basse-Terre, et plus tard Tortuga toute entière. Les codes qui régissent l'île sont bien différents de ceux des Miracles, et il est évident que je ne les maîtrise pas.

Si évident que, lorsque la porte s'ouvre sur trois bruyants gaillards, je ne comprends pas pourquoi le silence s'installe dans la pièce principale. Des hommes, parfois en groupe, passent les portes de la Voile à longueur de journée, et aucun d'eux (en-dehors de Franco) n'a jamais fait souffler un tel vent de panique en ces lieux. Debout, dans le coin de la pièce, je les dévisage anxieusement.

Je balaye la pièce du regard et j’aime l’effet que nous faisons ici bas. Il y a cet élan d’adrénaline qui n’appartient qu’à ce moment. On ne sait pas trop comment me considérer, je crois. Intrus ? Invité ?
Je cesse de les faire patienter, interrompt mon petit spectacle. Il y a des nouvelles ici. C'est assez rare à la Voile Rouge, où on les préfère fiables et professionnelles. Je souris à la jeune fille que je ne connais pas. Elle est plus belle que Dorothea, avec son air de biche. A mon goût du moins, je sais que bien des hommes aiment mieux les femmes plus charnues. Appelle Franco, ma Belle. Franco sait parfaitement qu'il va devoir nous payer Dorothea, d'une façon ou d'une autre. Il est devenu un peu trop audacieux ces derniers temps et son ambition risque d'encourager les autres à faire de même. Manquerait plus que toutes les filles se sentent pousser des ailes et que tous les gars se degottent un navire, et c'est nos affaires qui risquent de tomber à l'eau.

Des trois étrangers, il y en a de toute évidence un qui mène la danse, et son regard s'arrête sur moi, nouant mon ventre d'appréhension avant même qu'il ne m'adresse la parole. Il ne me fait pourtant pas peur, les encrages qui recouvrent sa peau ne m'effraient pas, je crois que comme toutes ici je suis trop accoutumée aux malfrats pour encore m'émouvoir d'une gueule patibulaire... D'autant que la sienne ne l'est pas, c'est un sourire qu'il m'offre mais je n'ai le temps ni d'y répondre, ni de m'exécuter... Ce que je n'aurais de toute façon pas fait sans avoir l'approbation de Marisa.

En réalité, je n'ai pas encore ouvert la bouche lorsque Franco descend les escaliers, de sa lourde démarche chaloupée. « Je suis juste là, Moineau. » Il enveloppe la salle, et les filles qui l'occupent, d'un regard grave, posant une main sur l'épaule de Justine derrière laquelle il passe. « Je suppose que vous n'êtes pas venus uniquement pour effrayer les filles... Trésor, sers donc un verre à nos amis. » Silencieuse, Justine s'exécute avec empressement, trahissant par là l'appréhension générale.

Ah. Sa sale gueule ne m'avait pas manqué. J'ai pas vu Franco depuis quoi... Trois ou quatre semaines ? Entouré de ses poules il semble bien dans son élément. Coq pitoyable qu'on a juste envie de plumer. Je commence seulement à appréhender un peu. Franco va forcément refuser de nous rendre Dorothea. Dorothea refusera elle-même de rentrer à la maison.
J'accepte le verre que Justine me propose et la remercie d'un hochement de la tête avant de tirer une chaise pour m'y asseoir. J'suis un client comme un autre, Franco. Et aujourd'hui, j'aimerais bien voir Dorothea, dis-je en tapotant nonchalamment ma cuisse avant de boire.

La tension, palpable, semble épaissir l'atmosphère, et tous les souffles se sont suspendus, accrochés aux lèvres de l'Intrus, et à celles du propriétaire. Franco écarte les bras, fixant sur ses traits un air faussement contrit. « Tu m'en vois navré, Dorothea n'est pas ici. » Moi, je n'ai pas la moindre idée de ce dont ils parlent. Le prénom qu'ils évoquent ne m'est pas étranger, j'ai entendu certaines filles le murmurer, parfois, mais je n'ai encore jamais croisé celle qui le porte. Et elle n'est, de toute évidence, pas dans cette pièce. « Mais comme tu peux le voir, les filles ne manquent pas ici... Si celles qu'il y a chez vous ne te satisfont plus, tu devrais pouvoir trouver ton bonheur. »

Je m'attendais à cette réponse. Rodrik et Alphonse font mine d'être calmes mais on perçoit bien leur tension. Moi, je reste assis, à faire tourner mon rhum dans le joli godet. La Voile Rouge est bien plus raffinée que La Barbe, mais chez nous, c'est pas qu'un bordel. C'est un lieu d'affaires. Libre à moi maintenant de faire une affaire ici. Dorothea est perdue, je le sais, et elle en paiera le prix, mais en attendant... Je regarde autour de moi, m'arrête sur chacun des jolis minois. J'en ai baisé quelques unes autrefois, mais je ne dois pas me laisser envahir par les souvenirs. Très bien... Puisque tu préfères ça, Franco. Toi. Viens par ici... Comment tu t'appelles, ma Belle ? J'invite l'inconnue à s'approcher, main tendue. La rouquine est jolie. Elle est même tout à fait mon genre. Je suis pas là pour ça, mais s'il faut remplacer Dorothea, autant choisir la plus fraîche de toutes. Et la rouquine a quelque chose. Certainement pas autant d'expérience mais on peut toujours la modeler... Joséphine saura s'en occuper.

Je sais bien pourquoi son regard s'arrête sur moi une nouvelle fois. Parce qu'il ne m'a jamais vue ici et que, comme pour tous les habitués, je suis la dernière arrivée exotique de la Voile Rouge. Je ne ressemble pas beaucoup aux filles d'ici. Ma peau est bien trop claire, je ne suis pas assez en chair, on me l'a suffisamment répété d'ailleurs... Mais j'ai justement, par rapport aux autres, ce petit goût d'ailleurs qu'elles auraient eu, elles, si nous avions été à Paris.

Je jette un regard interrogateur à Franco, qui me fait signe d'avancer, et j'approche donc de celui que l'on semble appeler Moineau. Je tends la main, pour poser poliment mes doigts entre les siens, et je réponds d'une voix si basse qu'elle en est à peine audible. « Helvalia. » Le son de ma voix parvient à peine à mes propres oreilles, alors je m'éclaircis la voix, embarrassée, pour répondre un peu plus clairement. « Je m'appelle Helvalia. » Bien malgré moi, ça fait quelques années que je fais ce que je fais, et je ne suis pas si timide face à un client, en général... C'est seulement que là, je sens qu'il se trame autre chose, et je ne sais pas ce dont il s'agit.

Dieu que sa peau est douce. Cette fille n'a jamais été lavandière. A-t-elle seulement déjà lavé son linge elle-même ? J'incline la tête comme un homme correct pour la saluer. Je voudrais la faire tourner sur elle-même, voir de plus près à quoi elle ressemble. D'accord, une partie de moi est émue aussi. Je ne sais pas expliquer pourquoi, mais Helvalia a un quelque chose d'un peu spécial. Ou bien elle joue un rôle ? Peut être quelle est de ces filles qui savent y faire pour donner l'illusion quelles sont de fragiles petites choses. Je pourrais simplement l'embarquer mais elle ne me donne pas envie de la contraindre. Mon regard retourne à Franco que je gratifie d'un large sourire, il ne doit pourtant pas être dupe, et j'en reviens à la jolie créature. C'est joli, Helvalia. Moi, c'est Jurgen. Tu veux bien monter avec moi, Helvalia ? Je me lève en même temps, puis je demande aux gars de se montrer prudents. Pas avec la langue, mais de ces regards avec lesquels les hommes comme nous communiquent.

Son regard sur moi semble s'adoucir, et quand bien même elle est fugace, je crois déceler la lueur plus claire dans ses yeux, comme s'il n'avait finalement pas l'intention de me faire de mal... Parce que c'est ce à quoi je songe, depuis qu'ils ont passé la porte et que le silence s'est installé, qu'ils vont nous faire du mal. Le poids qui pesait sur ma poitrine semble s'alléger, lorsqu'il me demande de monter avec lui. Parce que s'il veut m'emmener à l'étage, c'est qu'il n'attend finalement de moi rien de plus que ce qu'attendent les autres, et tout cela je sais faire. La ligne de mes épaules se détend, et je consens enfin à étirer un sourire. Il est plutôt beau garçon, et il a l'air d'avoir des manières, c'est plus que la plupart des hommes qui passent les portes de la Voile Rouge et je mesure ma chance. Ma main toujours dans la sienne, je lui passe devant, je peux bien prendre les rênes à présent que je sais ce qu'il veut, et je le guide vers les escaliers.

Son silence me dérange. D'habitude j'aime mieux quand elles se taisent mais je ne suis pas là pour ça. Quoique… c'est plutôt tentant, mais… Non, merde. La situation est plutôt délicate. On risquerait de se faire dépouiller. Franco n'est pas un tendre, mais je sais comment il fonctionne. Le déhanché de la rouquine me déconcentre un peu, je l'admets. Je me rappelle encore que je ne suis pas là pour ça. Arrivé sur le palier, je lui désigne une porte. Cette chambre est bien plus sécurisée. Je sais que la fenêtre donne sur les toits, si besoin, et je ne serai pas surpris que Franco envoie ses cerbères. Les miens se posteront derrière la porte directement quand la tension sera un peu retombée en bas. J'ai toujours mon sabre sur moi et, même si je déteste m'en servir, un peu de poudre et mon arme à feu à la crosse en ivoire. La porte franchie, j'invite Helvalia à s'asseoir sur la couche et je me pose à son côté. Je la regarde, j'ai un peu envie d'être rassurant. Je ne sais pas si elle a compris où je voulais en venir… T'es vraiment jolie. Et moi, je suis foutrement maladroit. T'es bien ici..?

C'est lui qui m'indique vers quelle chambre me diriger, et je plisse un peu le museau parce que ce n'est pas celle que j'utilise d'ordinaire. Pour autant, je ne proteste pas, j'ai compris bien vite que le client était roi et toutes les filles sont en bas. C'est un peu étrange, d'ailleurs, de savoir que je suis seule à l'étage, avec lui, et de ne pas avoir la moindre idée de ce qu'il se trame au rez-de-chaussée.

Comme il me fait signe de m'asseoir sur le lit, je m'exécute en me tournant à demi vers lui. Mes joues s'empourprent un peu à son compliment, parce qu'il n'est pas de ceux auxquels j'ai droit habituellement. "T'es vraiment bonne, bien roulée, bandante, ...", ça, oui, régulièrement. Mais tu es vraiment jolie, de cette voix presque hésitante, c'est... attendrissant ? Et flatteur, parce que je crois qu'il est sincère. Je ne comprends en revanche pas où il veut en venir avec sa question, et je regarde autour de moi en plissant les yeux. « Ici ? » Je songe qu'il fait allusion à la chambre, et je me rapproche de lui, pose une main sur son épaule en répondant un ton plus bas. « Je suis très bien ici... »

Non. Elle n'a pas compris. En même temps j'admets que j'ai la gueule du client et que tout ça portait à confusion. Ceci dit, je crois que je pourrai bander quand elle ne fait que poser la main sur mon épaule. La proximite est douce, même si derriere la porte, tout risque de partir de travers. Elle se rapproche de trop, et il me faut rester professionnel. Je ne peux pas me permettre de la sauter, et puis… Je sais pas, mais je crois que j'envisagerai de la secouer un autre jour. Pour l'heure, je dois plutôt lui causer et oublier un peu mon trouble. Ici… Ici à La Voile, ma Belle. Je me racle la gorge et me tortille un rien sur la couche, comme pour réinstaurer une distance entre elle et moi. J'ai mieux à te proposer… T'as pas envie d'être plus… indépendante ? Mon regard retrouve le sien. Il faut qu'elle saisisse que je suis sérieux. Qu'elle n'a pas non plus trop le choix, en fait. Je veux simplement son accord, autrement on risquerait une fuite. Et puis c'est toujours mieux d'être en bons termes.

Je fronce les sourcils, confuse, et je ne comprends pas tout de suite ce qu'il cherche à faire. Ma main n'abandonne pas immédiatement son épaule, pourtant il s'écarte de moi et ça n'a pas de sens. Si je ne lui plaît pas, pourquoi m'a-t-il demandé de l'accompagner à l'étage ? Il y avait d'autres filles, en bas, qu'il aurait pu choisir... « Plus indépendante...? » Les pièces du puzzle ne s'assemblent pas vraiment dans mon esprit mais je laisse retomber ma main, perplexe. « Je... Je suis arrivée il n'y a pas longtemps... Je ne comprends pas ce que vous voulez dire... »

Je me redresse lorsque le dos de sa main heurte les draps. Puis je me dirige vers la porte et je gratte tout contre. C'est un signal. J'entends les gars s'éloigner, concentré sur ce qu'il se passe là derrière. Rien ne ressemble à des effusions de sang. Je me tourne vers la fenêtre, pour vérifier que la ruelle n'est pas encombrée, puis je reviens m'asseoir sur la couche. C'est le moment d'exposer mon plan. Les gars doivent avoir le temps de se tirer et il faut leur donner un prétexte. Je frappe alors contre le mur, un bruit sans équivoque, et je retrouve un peu de cette montée d'adrénaline que j'aime tant. Un sourire étire mes lèvres face à l'incompréhension de la rouquine. Couine, fais semblant. Je ferai bien ça en vrai, j't'assure, mais y faut que j'puisse te causer sans risque d'être entendus… Et moi, je continue de frapper dans le mur à rythme régulier.

Il s'écarte tout à fait de moi, se lève même de la couche et je le suis du regard sans comprendre, encore une fois. J'incline la tête sur le côté, l'observe avec attention, et les coups qu'il tape contre le mur sont sans équivoque, si bien qu'ils me font rougir. Cela dit je vire pivoine, complètement, quand il me demande de... « Tu... Tu veux que je couine ? » J'ai la sensation que les oreilles me brûlent, pourtant je suis habituée à simuler mais pas de cette façon-là ! C'est pire encore parce que je ne saisis toujours pas ce qu'il me veut. Je regarde autour de moi, terriblement embarrassée. « Oh Déos... Je crois que c'est le truc le plus bizarre qu'on m'ait demandé de faire... »

Oh bon sang … La rougeur de ses joues est adorable et si je n'étais pas aussi attaché à ma vie et à mon travail, je ne ferai pas semblant. Tout bas, je l'encourage, souriant. Allez… T'as bien dû faire pire, faut juste qu'ils pensent qu'on baise. Et j'aurais sale reputation si on t'entend pas...On n'assassine pas un homme qui prend son pied. On a la politesse de le laisser terminer. Pas que je craigne qu'on vienne me buter, mais un peu tout de même. Corbeau et Franco sont à couteaux tirés depuis trop longtemps, et Dorothea constitue un acte de guerre. L'espagnol pourrait donc parfaitement décider de se débarrasser de moi ici. De la hanche je fais branler le lit alors que j'extirpe de ma chemise un pochon de poudre. Tu sais grimper ? La pauvre fille ne doit absolument rien comprendre à ce que je lui raconte, encore moins quand je fais mine, de mon côté, de prendre mon pied. En fait, je le prends carrément, mon pied, mais pas sous la ceinture. J'adore ce petit jeu. J'aime moins l'idée d'embarquer là dedans une fille qui n'a rien demandé.

Je cligne des yeux, balbutie quelque chose d'absolument incompréhensible, en bégayant légèrement. Reste un sourire amusé accroché à ses lèvres et je suis longue, vraiment longue à la détente. C'est quand il me demande si je sais grimper que je peux répondre sans l'ombre d'une hésitation. « Je sais grimper. » Voilà une question que je comprends, quand bien même je ne saisis pas pourquoi il la pose, mais j'ai confiance en mon agilité à toute épreuve !

Je finis par me plier au jeu que l'on m'impose, et je me lève parce qu'être assise sur le lit tandis qu'il s'active me met encore plus mal à l'aise. Je suis incapable de le regarder dans les yeux lorsque je m'exécute, en réalité je lui tourne même le dos quand les premiers gémissements m'échappent. Le talent le plus important chez une courtisane est bien de savoir simuler mais il me faut quelques secondes pour me mettre en condition. Je ferme les yeux, prends une profonde inspiration avant de parvenir à laisser sortir des exclamations de plaisir qui soient convaincantes.

Ca me désarçonne. J'ai déjà entendu sa voix, cette femme sait parler, mais à l'entendre crier et soupirer, je découvre comme un chant. C'est beau, et ça pique davantage mon amusement lorsqu'elle se prête au jeu. L'idée qu'elle soit en plus acrobate n'en est que plus séduisante. Heureusement, le lit n'est pas loin de la porte, et je peux me tourner vers elle tout en continuant, du pied, à le secouer. J'allume un cigare et le coince entre mes dents, puis j'insère la poudre dans un morceau du drap que je tire jusqu'au bord de la serrure. Entre deux soupirs simulés, je me concentre pour poser le cigare ni trop près, ni trop loin du tissu que j'ai effiloché. Je relève enfin la tête vers elle, et je suis un peu déçu que, de dos, elle n'ait pu voir ce que je faisais pour se préparer. Je m'avance vers elle avec prudence, mais précipitation, la main à plat entre ses omoplates pour l'inviter à avancer vers la fenêtre Allez. Grimpe, On y va. C'est haut. Et le toit n'a pas franchement l'air solide.

Je sursaute quand sa main se pose dans le haut de mon dos, et qu'il me pousse en avant. J'interromps mes gémissements pour demander, affolée. « On y va ? Mais où ça ? » Je n'ai le temps que d'un regard en arrière, vers le drap et je ne comprends pas, décidément c'est le thème de la journée, ce qu'il a fichu avec ! Ce que je réalise, en revanche, c'est qu'il s'attend à ce qu'on se tire par la fenêtre et je n'ai pas besoin d'être ici depuis longtemps pour savoir que ça m'attirera de gros, très gros ennuis. Mais Moineau semble terriblement déterminé et je m'accroche à l'encadrement de la fenêtre, prend appui sur le rebord en protestant malgré tout. « Franco va me tuer... »

Franco va tuer personne. Il os'ra jamais s'en prendre à toi. Je n'en suis pas certain, maintenant que la guerre était déclarée. Ce dont je suis certain, en revanche, c'est qu'il faut que l'on court, en équilibre sur les arrêtes des toitures sans glisser. Je l'entraîne à l'extérieur en repassant la main dans son dos, sur ses reins. Vite, ça va prendre feu… La paille et les quelques tuiles sont chaudes à cause du soleil, mais bientôt la chambre le sera plus encore. Il nous faut disparaître avant que le feu ne se déclare tout-à-fait, alors je la prends par la main et je trace. Je ne connais pas ses capacités, j'ai peur qu'elle tombe, s'écrase de plusieurs mètres. Je ne suis pas venu la chercher ici pour la perdre, ce serait un affront envers mon professionnalisme, et une gloire perdue. Je me rends compte que je ris. Je ris du sale coup que je viens de faire à Franco, en lui promettant sans mot dire que c'était loin d'être terminé. La fille, elle, j'espère pouvoir la garder en sécurité. Alles gut? Au bout de la ligne des bâtiments, une échelle qui donne sur la ruelle peut nous permettre de nous fondre dans la fourmilière de la ville.

La scène qui suit est si rocambolesque que je ne suis pas certaine de réellement la vivre. Un long moment, je suis persuadée de m'être endormie, là, dans le coin de la pièce tandis que Marisa me parlait, et d'être en train de rêver. Ca ne peut être qu'un rêve. Comment, autrement, pourrais-je me retrouver à courir ainsi sur les toits de Basse-Terre aux côtés d'un parfait inconnu ?

Il faut qu'il me le dise, pour que je réalise ce qu'il vient de faire, et je me demande, l'espace d'un très bref instant, si la Voile Rouge toute entière va s'enflammer. Je ne reste pas pour admirer le spectacle le temps d'obtenir la réponse à cette question. Non, il détale, et je m'enfuis avec lui, sans pour autant partager son hilarité flagrante. Pas une fois je ne perds l'équilibre, ni même ne laisse mon pied glisser sur les tuiles. Non, je bondis avec la grâce féline qui me caractérise, ma main libre tenant ma robe pour qu'elle ne me fasse pas trébucher. Il parvient jusqu'à l'échelle et je le laisse descendre le premier, le regard rivé sur les bâtiments que nous venons de quitter, avec la crainte sans doute irrationnelle que quelqu'un nous poursuive.

Après avoir posé les pieds au sol, je lève les yeux au ciel. Vers ce cul qui se dandine pour descendre à son tour. Je halète encore souriant, paraît que fumer le cigare essouffle plus vite, mais je tiens remarquablement le coup. J'évite de toucher la courtisane parce qu'elle n'a pas ri. Qu'est ce que j'espérais, aussi ? Qu'elle se marre alors que je l'enlève littéralement ? Le chaton n'a même pas protesté. A peine, en fait. Cette donzelle est foutrement docile, comme si elle n'était pas foutu de dire non ou de prendre une décision. J'ai peut-être touché le gros lot. Franco va la regretter, c'est sûr. Avec l'aperçu de ses talents que j'ai eus, je ne peux pas en douter, et Dorothea passe complètement au second plan. Et si on avait trouvé notre nouvelle étoile ? Je ne me rends pas compte que, plongé dans mes pensées, je reste planté là à la regarder. Comme je suis bien plus grand qu'elle, elle pourrait aisément croire que je ne fais que mater ses seins, alors que même pas. Je pense, et mon œil est juste accroché à une tâche de son sur une clavicule. Quand je m'en rends compte, je détourne enfin les yeux. Carrément gêné. Je lui propose quand même mon bras mais j'omets de répondre à la question qu'elle a posée plus tôt, à savoir leur destination. 
On y va ma jolie.

Je le laisse donc descendre l'échelle en premier, et je descends à sa suite, plus prudemment parce que la robe n'est pas des plus pratiques pour ce genre d'acrobaties. Si je le suis si docilement, c'est avant tout parce que j'ai compris qu'il avait l'intention de mettre le feu à la chambre, et je ne tiens pas à brûler vive par loyauté envers un homme que je connais à peine -Franco-. Ensuite, j'ai bien compris que ses complices se tenaient devant la porte, ou en tout cas pas très loin, et je ne crois pas que je serais parvenue à m'enfuir. Je ne voyais simplement pas d'autre issue que celle de le suivre, et à dire vrai... J'ai autre chose en tête.

Il m'observe longuement, trop ostensiblement pour ne pas me mettre mal à l'aise, et je ne crochète pas ma main à son bras. Puisqu'il n'est officiellement plus un client, je peux me permettre de ne pas saisir les perches tendues. Butée, je répète malgré tout. « Où est-ce qu'on va ? »

Ça me vexe un peu, au fond, qu'on refuse mon bras alors que je me comporte en parfait gentleman. La donzelle aurait presque du caractère parce qu'en plus, elle veut savoir où on va. Ceci dit, je peux comprendre… mais d'habitude, lorsque j'enlève des gens, ils n'ont pas vraiment la possibilité de le demander. On va chez moi. Enfin… chez nous, du coup. Je… Merde c'est vrai que quand j'y pense, je réalise que tout ça n'était pas très correct… J'en ai fait ma complice forcée. Qui me dit qu'elle bossera avec nous, après tout ? Je n'ai même pas racheté son contrat ! Enfin qu'importe… Franco nous a volé, je lui ai rendu la chose. Je suis certain que Dorothea a eu une offre très généreuse et il ne faudrait pas que la chose parvienne aux autres filles. Avant je pensais que pute était un métier sot. L'expérience m'a démontré que c'était presque aussi exigent que marin. Presque. Tu connais La barbe fringante ? Je vais te présenter mon Capitaine et Joséphine. Elle va t'aider à t'installer. Tu verras, y'a juste quelques règles à respecter. J'hésite à lui promettre la sécurité. Je lui coule un regard en biais et prends une mine assurée. Pourquoi hésiter, après tout ? Est-ce que je ne suis pas le quartier maître d'un navire de poids ? Tu risqueras rien là bas. Et tu travailleras comme tu veux. Ou presque.