Son bras s'écarte, invitation à le rejoindre, et j'esquisse un sourire, une petite boule d'appréhension se formant malgré tout au creux de mon ventre parce que nous n'avons jamais dormi ensemble. Même le soir où nous avons couché ensemble, on s'est vite séparés et d'ailleurs, nous ne nous étions pas vraiment revus, ni parlés, depuis. Je retire mes chaussures du bout des pieds pour pouvoir monter sur le lit, j'étais déjà en chemise de nuit lorsque je suis sortie et je n'ai donc pas besoin de me changer. Je m'allonge à côté de Jurgen, sur le flanc, tournée vers lui mais non, je ne me niche pas entre ses bras. J'aurais bien trop peur de lui faire mal tant il est couvert de bleus. « Je n'arrivais pas à dormir... » Je le réponds dans un souffle mais je ne prends pas la peine de détailler, parce qu'il est déjà en train de sombrer dans le sommeil. Je sais que je vais, pour ma part, le tenir à distance, parce que mon rôle ce soir est de veiller sur lui.

Ma nuit n'a pas été bonne. Certes, au début tout allait bien, je sentais l'odeur d'Helvalia, ma main reposait sur sa cuisse, je souriais probablement comme un con au fin fond de mes rêves de nature inavouable, mais passées quelques heures, la douleur est revenue. C'est là que je me suis rendu compte de la gravité de mes blessures. Si jusqu'à présent j'en plaisantais sur un fond d'inquiétude, une fois les yeux ouverts, la première chose que je vois, c'est ce flanc noir d'hématomes. Plus que la douleur, c'est le fait que je ne pourrai plus faire ce que je veux les jours suivants qui me gêne. Merde. Merde, j'ai vraiment merdé. Et en plus de ça, je ne me souviens pas de grand-chose et cette merveille est à mon côté. Merveille, c'est peu dire. Encore endormie, un peu cernée, elle est encore plus jolie. Et elle est dans mon pieu.
Je patiente une petite heure. Une petite heure que je passe à avoir mal et à la regarder sans bouger. Elle fait bien attention à ne pas mettre les mains là où j'ai mal, même inconsciente, et elle m'attendrit. J'ai encore mes chausses, alors j'en conclue qu'on n'a rien fait, et ma peau est grasse de baume. Quand je porte la main à mon arcade qui tire, j'y trouve des fils. D'accord, elle m'a donc soigné, c'est ce que j'en observe, avec la déception de ne pas me souvenir entièrement de tout ça. Elle doit être sacrément bandante aussi, quand elle est concentrée. Sa cuisse est légèrement dénudée et, malgré les côtes qui m'enfoncent des poignards, je bouge un peu pour pouvoir la saisir pleinement. Je suis bien plus à l'aise lorsqu'elle dort, c'est une certitude. Cette femme a le don de me déstabiliser, de me faire faire des trucs qui m'entraînent plein d'emmerdes, car si j'ignore une partie de ma soirée, je sais pertinemment que c'est parce que j'ai récupéré ce bijou auprès de Marisa que Robin s'est démené pour me casser la gueule. J'assume, c'est rien, c'est pas la première fois.
Elle m'a soigné, elle mérite bien un petit déjeuner de qualité, alors aussi lentement que possible (mes douleurs m'empêchent de toutes façons d'être vif), je me redresse et l'enjambe en retenant les geignements qui menacent de sortir sous la douleur qui me terrasse presque.

Quand je rouvre les yeux, la place à côté de moi, dans le lit, est vide, et à ce constat les battements de mon coeur s'affolent dangereusement. Je me redresse dans un sursaut, en me morigénant de ne pas l'avoir entendu se lever. Je devais être profondément épuisée pour ne pas m'être rendue compte qu'il était en train de quitter les draps, et je m'en veux terriblement d'avoir baissé ma garde ! Mon rôle était, justement, de le surveiller, c'est même à cause de cette excuse ridicule que j'ai accepté de passer la nuit avec lui, parce que je m'étais convaincue qu'il avait besoin de quelqu'un pour veiller sur lui. Si je n'ai pas été capable de veiller, à quoi bon ?

Je m'extirpe du lit à la hâte, et c'est justement alors que j'ouvre la porte, encore en chemise de nuit et pieds nus, que je me retrouve nez à nez avec le déserteur. J'écarquille les yeux en avisant le plateau de petit-déjeuner que, d'autorité, je lui prends des mains. « Mais enfin je peux savoir ce que tu fais debout ?! Si tu étais affamé à ce point il fallait me réveiller, je serais allée le chercher, ton petit-déjeuner ! Il faut que tu restes allongé ! Oui, je le réprimande comme je le ferais d'un enfant, c'est la soignante en moi qui prend le dessus.

Une dizaine de pas m'indiquent que je n'aurais pas dû sortir. Joséphine, en bas, m'engueule. Alicia prend de mes nouvelles. Monique me juge, je le sens, mais elle ne dit rien. L'espagnole insiste pour m'aider à monter tout ça et je n'ai pas le temps de dire non que Joséphine appuie déjà sa proposition. Je traîne en montant, elle me questionne sur le pourquoi je ne prends pas mon petit déjeuner en bas, comme d'habitude ou pourquoi je n'attends pas qu'on le l'apporte, et quand ses yeux rencontrent les deux tasses de café fumant, elle trouve le silence. Ça me va bien, même si j'espère qu'elle ne cherchera pas à savoir qui a dormi à mes côtés. Là haut, je lui indique que je peux terminer seul le chemin, que ce n'est pas loin et que je n'ai presque plus mal, même si mon front est humide. L'effort est, en fait, considérable. Je crois qu'elle est vexée mais depuis ma conversation avec Helvalia, je tiens à mettre des barrières plus solides entre Alicia et moi. J'ai à peine le temps d'inspirer pour reprendre contenance que la rouquine se poste devant moi, furieuse. Si elle me gronde comme on le ferait pour un môme, c'est bien que j'ai tout du gamin. Un gamin d'un mètre quatre-vingt mais un gamin tout de même. Je la laisse prendre le plateau, non sans la détailler. J'ai repris mes esprits, la douleur m'est revenue froidement, mais je ne compte pas me priver Pardon… Je voulais juste t'apporter le petit déjeuner pour te remercier… Je hausse une épaule et j'en grimace. Quel réflexe de merde ! C'était pas une bonne idée, hm. Et sur ces mots, je m'assois sur la couche en soupirant maladroitement.

Je ne me rends pas compte qu'il y a peut-être des filles qui l'ont suivi dans les escaliers et qu'on pourrait m'entendre le réprimander. De toute façon ça n'a pas beaucoup d'importance, en l'occurrence sa santé passe avant les commérages des unes et des autres ! Je suis furieuse parce que mes soins ne serviront à rien s'il n'est pas fichu de se reposer ne serait-ce qu'une seule petite journée... Mais il anéantit ma colère de quelques mots qui me sidèrent. Si je ne tenais pas le plateau, les bras m'en tomberaient sans doute. J'entrouvre la bouche, le regard écarquillé, et je reste silencieuse quelques secondes, stupéfaite. « Tu... C'était pour moi ? »

Il m'a radoucie en une seconde et je referme la porte derrière lui d'un coup de talon pour nous isoler des oreilles indiscrètes. Je pose le plateau sur la commode en fronçant les sourcils. « Jurgen... » Je m'approche du lit, et de lui, pour m'asseoir tout près. « C'est très prévenant de ta part mais ce n'était vraiment pas nécessaire... Et pas une bonne idée non plus, non... » Je tends une main pour effleurer son arcade recousue. « Ca aurait pu très mal se passer, hier soir... Vraiment très mal... C'est important que tu te reposes... »

Ca valait presque le coup de souffrir si c'est pour entendre cette voix là. Natürlich... Tu vois une aut'jolie fille ici qu'a pris la peine de me soigner ? Le temps se suspend lorsqu'elle m'effleure. Il se suspend littéralement, je n'ai pas de souffle, déjà parce que ça fait mal de gonfler la poitrine, et puis parce que l'instant est précieux. Un petit bonheur que certains vivent quotidiennement mais que je n'avais, moi, jamais connu: celui d'avoir une donzelle prévenante, qui ne cherche pas à me détrousser, mais qui prend simplement soin de moi. Je ne peux m'empêcher de sourire, je la laisse faire. Promis... Aujourd'hui, j'suis sage. Et pour hier... J'te jure que j'les ai pas cherchés. Ils m'sont tombés dessus comm'ça. Personne n'a pour l'instant cherché à comprendre. J'imagine que la plupart des gens s'imaginent que j'ai, comme d'habitude, provoqué, mais cela ne change rien au crime que Robin et ses gars ont commis. Pour une fois, je suis la brebis innocente et je pourrais m'offusquer d'un tel traitement, mais je n'ai pas encore la tête à ça. Je sais que les jours qui vont suivre vont être un calvaire de solitude, entre autre, alors comme si je n'avais rien derrière la tête je demande à la rouquine: Tu bosses, ce soir?

Je roule des yeux. « Je suis sûre que toutes les jolies filles d'ici auraient été ravies de te soigner si elles t'avaient trouvé avant moi... Et si elles avaient su comment faire. » Je me plais à croire que toutes les courtisanes du coin n'ont pas mon don pour le maniement des plantes et des aiguilles ! Je secoue lentement la tête quand il s'excuse. « Tu n'as pas à te justifier... Pas auprès de moi, en tout cas... » Autant je me sens légitime à lui imposer le repos parce que c'est moi qui le soigne, autant pour ce qui est des affaires je sais bien que ce n'est pas mon rôle que de m'en mêler, et je sais en général rester à ma place... Du moins je m'efforce de le faire !

Je ne devine pas que sa question est intéressée, notamment parce qu'il n'est pas vraiment en état de s'amuser et, puisque je suis naïve, je pense qu'il a enfin compris qu'il devait se reposer ! « Oui, je bosse ce soir... Tu sais je viens de commencer ici, à moins qu'on me propose autre chose... Je bosse tous les soirs. » Je ne prends pas vraiment de soirées de repos, je n'ai pas de familles ou d'amis ici, alors autant en profiter pour le moment.

Je me penche un tout petit peu pour récupérer l’une des tasses de café et je la porte à mes lèvres. J’adore cette boisson, c’est l’invention du siècle. A vrai dire, je bois principalement ça, et du rhum. C’est rien, c’est Lars qui arrose. Je suis un peu déçu quand elle m’annonce qu’elle bosse ce soir, c’est pas que j’avais envie de compagnie acrobatique, mais j’avais envie de compagnie tout court. Je vois déjà ma soirée défiler à même pas pouvoir me tourner et me retourner. J’ai lu tous les livres qu’il y a ici et d’habitude, quand je m’emmerde, je sors. Ca sent simplement la soirée en tête à tête avec moi-même, à ressasser la merde entre mes deux oreilles. Et je vais pas lui proposer « autre chose » parce que j’imagine qu’elle a besoin d’argent, comme nous tous. Hm. Oublie pas d’prendre du r’pos d’temps en temps aussi. On en prend tous. Elle porte toujours cette robe de chambre, mon œil tombe sur le bracelet à sa cheville et ça me tire un sourire. Je me souviens du tintement qu’il faisait. On d’vait prendre un bain, nee ? J’ai retenu de cette nuit uniquement ce que je souhaitais retenir.

Sa proposition me fait rougir alors même qu'elle ne devrait pas, parce que j'avais promis que ce bain serait tout ce qu'il y a de plus chaste... Et je n'étais pas certaine qu'il s'en souvienne, de toute façon. Mais il y a une inflexion douce dans sa voix qui sonne comme une promesse, et c'est peut-être moi qui me fait des idées mais ça me fait frémir. Je hoche la tête. « C'est vrai, on devait prendre un bain... » Je détourne le regard parce que ça me semble plus prudent. « Je vais demander à ce qu'on le prépare, si tu veux. » Et c'est une façon pour moi de sortir de la chambre avant de commencer à me poser trop de questions ! Toute seule, je ne me permettrais pas de réclamer qu'on me prépare quoi que ce soit. Mais là, je peux dire que c'est pour Jurgen et puisqu'il est, en prime, blessé, la jeune-femme qui s'occupe de nettoyer les chambres et de préparer la salle de bain est d'autant plus compréhensive.

Eh bien il faut croire qu'Helvalia va se baigner avec moi. Je n'y croyais pas vraiment... J'imaginais qu'elle trouverait un prétexte pour s'esquiver mais elle semble bien décidée à prendre soin de moi jusqu'au bout. Merde, ça veut dire que je vais vraiment être à poils à côté d'elle et que je ne pourrai même pas la toucher. Sur ce coup, je me maudis proprement. Je la regarde tourner les talons, non sans graver mentalement la couleur de son teint. Je devrais peut-être lui dire qu'elle n'est pas forcée de m'accompagner ? Je sais pas. J'entre dans la pièce d'eau quand on m'appelle, le bras autour des épaules de la rouquine. Je ne suis pas sûre qu'elle soutienne grand chose de ma carcasse mais l'appui relatif est le bienvenu. Merci... Tu sais t'es pas obligée, euh... Enfin, si t'as pas envie d'prendre un bain... Parce que je perds un peu mes moyens, je me tourne pour délacer mes braies. Je n'avais pas pensé au moment où je devrai me désaper devant elle.

Je reviens près de Jurgen pour l'accompagner parce que s'il a eu la mauvaise idée de descendre seul au rez-de-chaussée tout à l'heure, j'aimerais lui éviter de devoir réitérer ! Son malaise évident me fait toujours sourire, je suis pour ma part très à l'aise avec ma nudité et je n'ai pas beaucoup de pudeur, mon activité ne me permettant pas vraiment d'en avoir. « Je t'en ai promis un, et je tiens toujours mes promesses. » Je referme la porte derrière nous en mettant sur la poignée ce petit panneau qui indique que la salle d'eau est occupée, et je m'emploie à me dévêtir moi aussi. La chose est rapide, parce que je porte la même chemise de nuit depuis la veille au soir et que je peux l'ôter très rapidement. Je réalise ce faisant que nous ne nous sommes jamais vus nus l'un devant l'autre. Dans la ruelle, nous avons seulement retroussé nos vêtements comme des sauvages, c'est tout.

Si Jurgen ose lever les yeux sur moi, il pourra voir la cicatrice qui part de mon flanc gauche jusqu'à mon aine, et les milliers de tâches de rousseur qui l'entourent. Je plonge une main dans l'eau du bain pour vérifier qu'elle est bien chaude. « Je te laisse entrer le premier... »

J’ose, évidemment, mais à la dérobée. Je n’ai pas pu voir son corps et depuis cette nuit (et même avant, si je dois être honnête), j’y ai songé plus d’une fois. Je regrette un peu que tout ça se soit passé dans ces conditions et, étrangement, ce qui me reste le plus en mémoire, c’est l’après, sur ce toit. J’aime le fait que nous ne nous soyons pas tirés chacun de notre côté, et j’apprécie sincèrement sa compagnie. Mon manque d’expérience m’empêche de dresser cette barrière qui devrait être fort épaisse, et je n’ai pour ma sécurité émotionnelle et charnelle que mes bégaiements. Voir cette chaire abruptement décolorée me fait mal au coeur. J’en ai vu, des cicatrices. J’en ai fait. J’en ai même recousu quelques unes en me disant que ce n’est pas plus compliqué que de recoudre une voile, mais sur un corps si joli (que je n’ai d’ailleurs pas vraiment l’occasion de détailler quand mon regard tombe sur la morsure dans la chaire), la violence me saute aux yeux. Je n’en dis rien, pour préserver sa pudeur, et je détourne les yeux en enjambant le baquet avec prudence. Ces quelques secondes me mettent mal à l’aise parce que je n’ai pas l’habitude d’être désarmé à ce point, mais le réconfort m’est apporté par l’eau chaude qui me fait pousser un soupir d’aise. Viens. La douleur est toujours là, elle vacille à mon flanc, se ravive de temps à autres, mais ainsi immobile, elle est maîtrisable. Les yeux fermés et le sourire fiché aux lèvres, je souffle simplement : Tu veux bien m’faire une autre promesse… ?

​Il est rare que je ne fasse pas attention à cette cicatrice. Pourtant, elle n'éveille pas de souvenirs morbides, seulement ​une mauvaise rencontre dans les rues parisiennes, et la perte d'une escarcelle que je n'aurais pas défendue si vaillamment si ç'avait été la mienne. Seulement, elle me cause souvent du tort, parce qu'en tant que courtisane mon corps est mon outil de travail, et à cause d'elle il n'est plus immaculé. Mais ce soir, je ne suis pas là pour travailler, et j'oublie que Jurgen pourrait la détailler, en sa présence il semblerait que j'oublie beaucoup de choses.

Quand il m'invite à le rejoindre, j'enjambe le baquet à mon tour, mais je me glisse en face de lui, dos contre l'extrémité opposée. « Tes bras sont très tentants, vraiment... Mais je ne voudrais pas appuyer sur tes hématomes... » Je m'immerge tout à fait dans un soupir, ne gardant que la tête hors de l'eau, et je demande. « Laquelle ? »

Je ne prends même pas la peine de dissimuler la déception qui est la mienne, même si je sais qu'elle a raison. Certes, si je n'étais pas blessé, on ne serait pas dans ce bain, mais si je n'étais pas blessé, alors je pourrais peut-être lui proposer ce que l'on a en tête quand une femme partage son bain. J'ignore volontairement le fait que je la laisserai faire le premier pas, trop soucieux de ne pas m'exposer. Ma main effleure doucement son genou, finit rapidement par en prendre possession. J'ai besoin d'un contact. Malin, de d'mander laquelle. J'entrouvre les yeux pour croiser son regard. Mais j'suis dans un état d'faiblesse avancée 'lors je capitule, mais note qu'il est mauvais d'profiter d'un homme à l'article de la mort. Tu d'vrais avoir honte, quand même... Faire une phrase aussi longue m'oblige à prendre ma respiration un peu trop profondément. Reste à La Barbe. Quoiqu'on t'propose ailleurs, viens m'voir et j'offrirai plus. Avec d'autres femmes, je n'aurais jamais dit une telle chose, parce que la nature humaine et vénale des donzelles pousserait n'importe laquelle à me monter une affaire où on lui proposerait un prix déraisonnable rien que pour j'augmente la mise. Helvalia est différente et si je sais qu'elle n'est pas idiote, elle demeure la fille de joie la plus honnête de ce monde.

Très sincèrement, je m'attends à une promesse relative à son état. Je m'attends à ce qu'il me demande de ne pas parler de tout ça aux autres, pour ne pas entacher sa réputation. Bien-sûr tout le monde sait déjà qu'il est blessé, les rumeurs dans une ville pareille vont vite, mais personne n'a besoin de savoir à quel point. Alors les mots qu'il finit par prononcer me prennent tellement de court que, d'abord, je ne sais pas comment y répondre. J'entrouvre la bouche, de stupéfaction, et je garde le silence durant de longues secondes. Parce que j'ai conscience, tout comme lui, de la proposition qu'il est en train de me faire... Et finalement c'est comme si c'était lui, à cet instant, qui me faisait une promesse.

Mon cœur bat un peu trop fort, lorsque je pose ma main sur la sienne, celle qui s'est logée sur mon genou. Et mon regard est sans doute trop grave, lorsque je réponds dans un murmure. « Tu m'as libérée, Jurgen... Je n'irais nulle part ailleurs... » Je sais bien que ce n'est pas la liberté absolue, que je leur dois encore quelque chose, mais c'est malgré tout plus, mille fois plus que tout ce que j'ai connu, toute ma vie, à tel point que je n'oserais jamais rêver plus grand que ce qu'on m'offre ici. Et je fais cet aveu que je ne devrais sans doute pas faire parce qu'il pourrait le rapporter à son Capitaine, mais tant pis. « Ce n'est pas à la Barbe que je suis loyale... C'est à toi. » S'il change d'établissement, je le suis, c'est aussi simple que ça.

J'ai déjà entendu ces mots, ou presque. Dimitri me les avait dit. C'était en moi qu'il était loyal, et pas envers le Trompe la Mort. Je l'avais baffé si fort qu'il s'en était mordu la langue. Mais ces mêmes mots dans cette bouche là me font l'effet d'un glissement de terrain dans tout mon corps. Oui, une espèce de coulée tumultueuse qui ne laisse rien sur son passage, une avalanche. Rien, dans le bon sens du terme. Plus de douleur, plus de tracas, plus d'affaires pressantes, plus de honte. J'en souris, hébété. Je t'ai pas... euh... libérée, c'toi qui l'as fait. T'aurais pu jamais m'suivre. Je modère l'action que j'ai eue parce qu'elle était purement intéressée, mais puisque les choses ont tant changées, je ne le dis pas de but-en-blanc. Helvalia est de loin ce qui ressemble le plus à une amie. Je suis pas encore allé chialer dans ses jupons, mais je crois que ça pourrait arriver un jour, parce que je sais qu'elle me caresserait le dos et m'embrasserait le coin de la gueule. C'est aussi ce qui ressemble le plus à une amante qu'on cherche à courtiser en pagayant à l'envers avec des rames percées comme du gruyère, histoire de bien se tirer une balle dans le pied. Les quelques fois où j'ai eu des donzelles un peu régulières, je me suis fait entuber ou j'étais vraiment une fréquentation lamentable. Du coup, je me projette plus trop, et je me dis que les choses sont ainsi parce qu'elles doivent l'être. Je veux pas qu'tu t'sentes redevable. Si t'as un jour eu une dette, elle est largement payée, tu crois pas ? Je parle, évidemment, du soin qu'elle a pris, du souci qu'elle s'est fait, de ma carcasse qui sera plus justement remise en place que jamais.

Lentement, je secoue la tête. Tu sais bien que c'est faux, Jurgen... Si tu n'étais pas venu ce jour là, si tu ne m'avais pas choisie... Je serais encore sous la coupe de Franco... Je n'aurais jamais pu me libérer toute seule. Je n'ai fait qu'emprunter l'issue de secours qu'il m'avait désignée, mais je n'aurais jamais trouvé la voie sans son aide, et je suis certaine qu'au fond de lui, il en a conscience. Mes lèvres étirent un sourire timide. Mais je ne regrette pas de t'avoir suivi. Je ne l'ai pas regretté, pas une seconde depuis notre rencontre. Ma vie n'a jamais été si douce qu'au sein de La Barbe.

Je pince les lèvres en baissant le regard, parce qu'une nouvelle fois il m'offre plus que tout ce que j'aurais pu espérer. Cette fois je n'y tiens plus, je ne peux pas rester si loin de lui. Alors je me coule dans sa direction, lentement, j'ondoie sous l'eau chaude pour venir me glisser entre ses cuisses. En douceur, je pose mon menton contre son torse tout en essayant de ne pas appuyer sur ses bleus, c'est toute une gymnastique. Je ne me suis pas occupée de toi parce que je me sentais redevable, tu sais...? Je l'ai fait parce que je m'inquiétais pour toi... Parce que je veux prendre soin de toi.

J'aime à croire qu'Helvalia aurait pu s'en sortir toute seule. Je refuse de l'imaginer fille perdue, six mômes sous le bras, à jongler entre son métier et ses gosses, dix ans dans les dents en seulement trois à force d'épuisement. Il y en a, des filles comme ça, jeunes mais vieilles, abîmées à force d'efforts. Je ne les côtoie pas parce qu'on ne les garde pas. J'ai envie de protester mais je suis figé par son geste. A cet instant je crois que je suis subjugué. J'ai déjà entendu un prêcheur, un jour, qui disait avoir vu Dieu. D'accord, il causait d'un barbu géant au coeur de l'aube, ce qui sonne comme une grave hallu quand j'y repense, mais je suis sous la même substance que lui, visiblement. Comme si ma main était faite pour ça, mes doigts épousent délicatement sa nuque par dessus les cheveux humides. Belle, elle est belle, je crois que c'est la plus belle femme du monde, je crois que je n'ai jamais rien vu d'aussi beau et à cet instant très précis, mon cœur change de cap. Du glissement de terrain, on passe au raz-de-marée de tendresse et de trop-plein. Au fond, je suis liquéfié, je comprends pas. Je ne sais pas pourquoi le temps se suspend, pourquoi rien d'autre n'existe, je me pose même pas la question. Tout ce que je sais, c'est que je souris pour de vrai, sans ironie, sans provocation, sans cacher mes dents. Je ne m'en rends pas bien compte mais ma voix est presque inaudible. De l'extérieur, on n'entend rien d'autre que le silence du sang qui circule dans la tête. J'suis content qu'tu l'aies fait... j'veux dire, hm... j'suis content que tu sois là. C'est terriblement nul comme façon de dire qu'on tient à quelqu'un qui nous change le quotidien, s'entend, mais on aura compris que je sais pas faire mieux. Et putain, j'ai envie de l'embrasser pour lui montrer mais c'est logistiquement discutable. Et merde... J'y vais, tant pis pour la douleur et tant pis si elle me claque le museau.

La maladresse de Jurgen, sa timidité évidente avec la gent féminine me serrent toujours étrangement le coeur. Je trouve ça terriblement attendrissant pour le pirate sanguinaire qu'il est réputé être. Parfois, je ne comprends pas d'où viennent les bruits qui courent à son sujet, parce que l'homme que j'ai face à moi est toujours doux, prévenant, hésitant aussi. J'ai un sourire mutin mais pas moqueur, lorsque je réponds. « Moi aussi, je suis contente d'être venue... »

Et puis il se penche vers moi, et si je suis tout à fait honnête je crois bien que j'espérais qu'il le fasse. Comme il se voûte, je me tends vers lui, en une chorégraphie qui semble parfaitement synchronisée, mes deux mains sur son torse. Ma bouche se lie à la sienne pour un baiser d'abord doux, avant qu'il ne se fasse plus langoureux. Je crois que je rêve de sa bouche depuis que nous avons couché ensemble dans cette ruelle.

Si seulement j'avais avec moi l'excuse du lait de pavot, mais même pas. Encore que j'ai de la chance, elle ne me rejette pas. Je suis moite comme un puceau devant sa première paire de seins et ça fait un bien fou de ressentir ça. Je prolonge ce baiser comme si ma vie en dépendait. Oh, je reste doux, je crois qu'elle a assez vu le Jurgen sauvage et si peu maître de ses instincts, mais mes dents rencontrent tendrement ses lèvres. Je butine encore quand ma main l'attire plus franchement contre moi d'une pression dans son dos. Ah, son dos, dont je dessine précieusement le creux de l'armature. Je n'ai pas envie de quitter ses lèvres, mais j'ai très envie de goûter sa gorge, pourtant, quand je baisse le nez vers son menton et que je l'étreint avec davantage de ferveur, mes côtes se rappellent à moi. Elles me hurlent, en fait, de bien me tenir, et la frustration, sous l'eau, ne fait que se gorger d'un fiel soudain envers Robin et les siens. J'essaye de dissimuler ma douleur mais ce n'est pas un grand succès, comme si mes pieds retrouvaient le sol jusqu'à m'en secouer l'échine.

Je sais, je devine à l'instant même où sa main glisse dans mon dos que c'est une mauvaise idée. Non pas parce que nous ne devrions pas coucher ensemble -à ce stade je ne vois pas quel mal il pourrait y avoir à se faire un peu de bien- mais parce que moi je n'oublie pas ses blessures. Comment le pourrais-je, quand elles bleuissent sa peau de façon si impressionnante ?

Contre moi, je le sens qui se crispe, malgré tous ses efforts pour le dissimuler. C'est après tout mon métier, d'être attentive aux signaux envoyés par les corps masculins, et je ne peux pas ignorer ceux-ci. Je pose aussi doucement que possible mes mains sur les épaules de Jurgen en séparant mes lèvres des siennes, et je souffle tout bas. « Excuse-moi, je ne voulais pas te faire mal... » C'est de ma faute, c'est moi qui me suis tendue vers lui de cette façon quand j'aurais pu rester sagement à ma place. Je dépose un ultime baiser, chaste, sur sa bouche, avant de proposer. « Tu veux que je t'aide à te savonner...? »

Je me fais la promesse que Robin va en chier. Du moins, je me la ferai au moment d'aller me pieuter ce soir ou quand j'aurais quelques minutes seul. Pour l'instant, je suis bourré de regrets. Je n'ai pas envie d'arrêter quoique ce soit et j'aimerais vraiment pouvoir la garder près de moi, mais je me rends bien compte que ce n'est pas possible. Nee... nee, c'est pas toi. J'ai compris depuis un moment maintenant qu'Helvalia est proprement incapable de faire du mal à qui que ce soit, alors je prends la faute sur moi-même qui suis bien plus coutumier du fait. J'esquisse un sourire à l'idée du savonnage. Lubrique, bien entendu, c'est un peu tout ce qu'il me reste pour pallier à ma frustration: l'imagination. Hmhm... Mais tu m'laisseras faire pareil? Je ne sais pas si j'en serai longtemps capable bien que j'aurais envie d'y passer des heures, mais si ce n'est pas aujourd'hui, je compte bien lui offrir le meilleur bain de sa vie.

Je suis bien plus lucide que lui sur son état, et sans doute ai-je malgré tout une certaine forme de conscience professionnelle.. Du moins j'oublie que mon métier n'est pas officiellement de soigner les gens. C'est donc naturellement que je secoue la tête. « Non, je ne te laisserais pas faire pareil... Pas aujourd'hui, en tout cas... » Je devine déjà la déception dans son regard, et j'étire un sourire encourageant. « Mais une prochaine fois, c'est promis... » Moi, en revanche, je peux faire ce que je sais faire de mieux, c'est-à-dire lui faire oublier la douleur d'une façon plus agréable. Je tends donc le bras, pour récupérer le savon que je plonge dans l'eau chaude.

Je claque gentiment de la langue. J'ai toujours mal mais le sourire m'étire les lèvres quand je bascule la tête en arrière, feignant d'être abattu. Ce qui n'est pas très loin de la vérité. C'est impossible de négocier 'vec toi on dirait... Je garde un œil vers sa main qui plonge dans l'eau et je me détend lentement, autant que possible avec la déception et les côtes en vrac. Dis-moi... Tu viens d'France, et ici c'pas trop mal... mais si tu l'pouvais, t'irais où? Je ne compte pas lui promettre que je l'emmènerai au bout du monde, ce serait bien absurde. Mais je suis curieux d'en savoir plus. Ma main, elle, serpente sous l'eau trouble pour trouver sa cuisse. J'ai envie de maintenir le contact.

Je pince les lèvres dans une moue désolée. « Je suis intraitable lorsqu'il s'agit de soins, je suis désolée. » Je me laisse pourtant docilement faire dans toutes les autres sphères de ma vie ou presque, mais pas lorsque la santé de quelqu'un est en jeu... Encore moins lorsque ce quelqu'un est un homme qui a pris une place bien trop importante dans ma vie sans même que je m'en rende compte !

Comme il embraye sur des sujets plus légers, j'oublie pour l'instant mon idée de lui faire oublier la douleur autrement, et je me contente de le savonner très sagement. Ses bras, son torse, le tout avec une douceur infinie parce que j'ai peur de lui faire mal. « Je ne sais pas trop, je ne connais pas le reste du monde, mais... Je me suis toujours dit que j'aimerais aller dans un endroit où il neige souvent... Il neigeait parfois à Paris mais... Enfin Paris sous la neige c'est tellement sale et bruyant que... Enfin ce n'est pas pareil, tu vois ? »