11.11

La veille, j'avais déposé une carte des caraïbes. Juste sous la porte de la rouquine, parce que je m'étais souvenu, alors que je me rasais la gorge, qu'elle n'avait probablement aucune idée de où elle se trouvait réellement. J'avais dessiné une flèche vers l'est et j'avais simplement annoté "Paris" quelque part dans l'atlantique. C'était succinct, sans grand intérêt, mais il fallait bien commencer par quelque chose.

C'est le jour du départ, et à vrai dire, j'en banderai presque. Je n'ai quitté l'océan que depuis deux semaines mais celui-ci me manque toujours autant quand je le perds de vue. Je m'assure des derniers préparatifs, puis j'indique à chacun quoi faire. Je laisse Colin, Alphonse, Rodrik, Yann, naturellement, leurs hommes qui râlent de ne pas prendre le large, et l'œil de Raphael. Lars laisse ses directives sur le bureau. J'y appose ma signature, et puis je pars avec les autres, un maigre sac sur l'épaule.

Avant Port-Royal, c'est le carnage. On a eu les bonnes informations, et même si les effectifs étaient moins  conséquents que prévu, le sang a coulé. Moins le notre que le leur, parce qu'on a su les prendre en traîtres et arriver sains et sauf à Port-Royal. Là, on y a marchandé sucre, tabac, et fomenté l'affaire du siècle. Le trajet du retour s'est déroulé presque sans embuches. On s'est fait un sloop pour contenter les hommes et on leur a tout laissés, parce que Lars et moi sommes bien conscients qu'il faut parfois leur vendre du rêve sans en prendre nous même.

Il est temps de rentrer à Tortuga et à La Barbe. Le seul endroit qui ressemble à chez moi, avec son bois brut, son jardin, ma chambre à mon goût, et les filles qui sourient toujours. De toutes façons, quand elles pleurent, ça signifie qu'on va devoir travailler un peu plus.

Les lieux commencent tout juste à s'agiter, c'est l'effervescence avant que la Barbe ne soit assaillie par les clients qui y passeront la nuit. En un mois, j'ai eu le temps de me faire ma place ici, et j'ai l'impression d'avoir désormais trouvé mes repères au sein de l'auberge. Même les filles semblent, pour la plupart, m'avoir acceptée comme l'une des leurs, à l'exception de Monique qui, pour je ne sais quelle raison, semble me détester cordialement. Mais pour les autres, j'ai l'impression de faire presque partie de la famille, et je sais que c'est entièrement grâce à Joséphine, qui m'a prise sous son aile... sans doute comme elle l'a fait pour toutes les autres avant moi.

Tandis que les serveuses au rez-de-chaussée mettent la salle en place, j'achève de me préparer pour la soirée... Et je mets bien plus de temps que je n'en ai mis ces derniers jours, ou même ces dernières semaines ! Tout à l'heure, un gamin est venu pour annoncer le retour du Trompe-la-Mort, et toutes les filles sont surexcitées. J'essaie de me convaincre que si je passe une heure à me préparer, ce n'est pas pour plaire à l'un d'eux en particulier mais uniquement parce que les hommes qui reviennent d'un si long voyage sont toujours d'excellents clients. C'est donc le moment ou jamais de mettre le paquet !

Moi qui ne le fais jamais, j'ai laissé mes cheveux détachés, et parfaitement brossés ils me tombent jusqu'au creux des reins. Je porte les boucles d'oreilles que Colin m'a offertes, ainsi qu'une jolie robe verte que j'ai enfin pu m'offrir moi-même ! Le corset met très avantageusement en évidence ma poitrine pourtant menue d'ordinaire, et le tissu est joliment ouvragé dans le dos, tout en transparence. Je mets quelques gouttes de parfum au creux de mes poignets et de mon cou, et je me décide enfin à descendre les escaliers.

Je n'ai pas encore passé la porte mais je ressens déjà l'agitation à l'intérieur. Personne n'est venu nous annoncer de mauvaises nouvelles mais je veux m'assurer que mes affaires sont bien en ordre. Et puis je dois avouer que j'ai besoin de passer une bonne soirée. On en a eu quelques-unes à Port Royal, c'est vrai, mais rien de ce qu'il peut se faire ici à la Barbe. Alors c'est en fracas que j'entre, comme je l'avais fait chez Franco. Je me montre, le teint plus que hâlé, souriant et les bras ouverts. Mes d'moiselles, Messieurs ! L'Trompe la Mort est d'retour et ya des bruits qui courent… On nous a préparé une bonne soirée ?! Je regarde autour de moi, le visage amusé de Yann qui repose son verre, celui d'Alicia qui ajuste ses jupons, l'agitation des filles de salle qui se ruent derrière le comptoir pour récupérer les bouteilles, et les rires des hommes qui, derrière moi, s'engouffrent à l'intérieur. Je prends le temps de saluer chacune des filles et des hommes qui sont restés ici quand nous sommes partis. Mon regard s'attarde sur Helvalia, que je devine en bonne santé et à sa place, avant de rejoindre le comptoir. J'en suis content, parce que j'ai un peu ressassé les circonstances dans lesquelles elle a rejoint notre bande de vauriens.
Tout semble aller pour le mieux pour tout le monde, et moi, j'ai vraiment besoin de retrouver le rhum que Yann prépare à la perfection.

La porte d'entrée s'ouvre au moment même où je pose le pied sur la dernière marche, et c'est un véritable brouhaha qui accueille l'équipage du Trompe-la-Mort rentrant à bon port. C'est Alicia, qui se porte la première vers Jurgen pour minauder, en posant une main sur son bras. « La meilleure qui soit. » Derrière elle, les filles sortent déjà les verres à remplir, et Yann appelle du renfort pour préparer des choses à grignoter. Sans doute ne s'attendait-il pas à voir tout le monde débarquer si tôt !

Moi, je rejoins le comptoir pour venir en renfort des serveuses en récupérant un verre dans chaque main. Colin, que je n'avais pas vu, se porte vers moi et récupère l'un d'eux dans un immense sourire, le second étant récupéré par Marcus. Plusieurs petits groupes se forment naturellement, autour des marins, et puisque Colin a glissé sa main sur mes reins et qu'il se rapproche de Jurgen, je suis naturellement le mouvement. Je n'ose rien dire pour ne pas interrompre qui que ce soit, comme si ce n'était pas ma place de parler.

Alicia m'embrasse sur la joue et me laisse probablement un peu de ce rouge qu'elle dépose sur ses lèvres pour se donner un air brûlant. L'air de rien, ma propre main descend sur la courbe de ses fesses. J'aime bien ses reins, et même si je n'ai pas eu l'occasion de les voir depuis longtemps, qui sait de quoi la soirée sera faite, si elle est bonne ? Elle demande un nouveau verre pour moi mais je ne prends pas la peine de la remercier car Colin arrive avec Helvalia. Hé ! Helvalia, Colin ! Racontez ! Ya eu du grabuge ? Et avant même que l'un ou l'autre n'ait pu répondre, parce que j'aurais été au fait avant d'entrer si tel avait été le cas, je reprends en avisant la jeune courtisane: 'Cor plus jolie que quand je suis partie, ma Belle, la Barbe t'reussit, hm ? J'ignore si elle s'est payé elle-même ces bijoux mais ils brillent joliment à ses oreilles. Je devine cependant que Colin s'est montré fort protecteur puisqu'il ne laisse guère de latitude à la rouquine.

Alicia s'est glissée contre Jurgen, il a la main sur le bas de ses reins et j'ignorais qu'il y avait quelque chose entre eux. Du moins j'ignorais que Jurgen avait sa "régulière" à la Barbe mais c'est ainsi que j'interprète leur rapprochement parce qu'il vient juste de passer la porte et qu'elle est déjà pressée contre lui. J'adresse pour ma part un sourire sincère à Moineau, je suis heureuse de le voir revenir sain et sauf. Bien-sûr je suis soulagée pour tous les autres également mais pour être franche, je n'ai pas vraiment eu le temps d'apprendre à les connaître, contrairement à Jurgen.

Mes joues rosissent gentiment sous son compliment, et j'acquiesce sans peine. « Mmh, Joséphine s'est bien occupée de moi. » A côté de moi, Colin s'exclame. « Eh, pas seulement Joséphine ! » Je roule des yeux dans un petit sourire indulgent et je veux bien hocher la tête pour lui faire plaisir. Colin n'a pas été mon seul client durant ce mois, Dieu merci, mais je dois admettre qu'il a été particulièrement régulier. Il est venu au moins trois fois par semaine, parfois plus, et chaque fois pour me voir. Il n'a passé qu'une seule nuit avec Monique, peut-être est-ce pour ça qu'elle ne m'aime pas !

Je fais tout comme Helvalia, en même temps qu'elle. Mais j'aime cette ambiance bon enfant. Enfin, bon adulte plutôt. Tsssst… J'suis même pas surpris ! La prochaine fois, on t'emmène, gars, histoire que tu laisses un peu ces jolies dames tranquilles… Je ne vois pas la lueur inquiète qui traverse son regard à cet instant précis parce que j'ai basculé la tête en arrière pour vider mon rhum. Derrière, j'entends Rodrik jouer de la musique et deux filles reprendre en chœur une de nos chansons. La chaleur humaine se condense déjà. Tu m'emmènes quand, moi ? demande Alicia. Je ne la crois pas sérieuse, on n'emmène jamais de femmes à bord, certains croient que ça porte malheur, d'autres trouvent qu'elles n'y ont pas leur place. Je suis de ceux là : une femme est toujours plus raffinée qu'un homme, et il n'est pas question de ça à bord d'un bateau. Et Dieu, quelles dérives ça entraînerait ! Alors je ris comme si elle avait balancé une excellente plaisanterie. Les gars ont de l'argent à dépenser ce soir, et moi aussi. On n'irait pas jouer ? 

Colin proteste. « Si vous m'emmenez qui surveillera ces dames, mh ? » Pourtant Colin n'était pas seul à veiller sur nous... En fait je ne suis pas certaine qu'il ait vraiment veillé, il est passé en tant que client, pas en tant que protecteur mais il faut dire aussi que nous n'avons pas eu de problèmes. Yann, en revanche, veille au grain, de ça je me suis aperçue très vite. Il faut dire qu'il a nécessairement à cœur de maintenir la paix au sein du bouge qu'il gère souvent seul.

Tout le monde semble enthousiaste à l'idée de jouer, et le groupe bouge naturellement vers une table ronde pour s'y poser. Les garçons prennent place, au nombre de cinq, et Alicia s'installe d'autorité sur les genoux de Jurgen, sans vraiment lui demander la permission. C'est Colin qui m'attire sur les siens, et je m'y pose sans protestation. A côté de lui, Rodrik s'installe, seul, et deux autres dont j'ai oublié les noms.

Oh, qu'est ce qu'elles feraient sans toi c'vrai ! Des pauvresses sans le sous ? Installés, la fille me colle comme si c'était moi qui devait la payer et je sens très clairement sa langue effleurer mon lobe d'oreille. Bien sûr ça me fait un petit quelque chose mais je suis en train de distribuer les cartes. Est ce qu'Alicia s'imagine que j'ai connu un mois d'abstinence et qu'il me faut absolument de l'affection ? C'est presque la plus ancienne ici, elle devrait comprendre que si j'ai besoin, je l'exprime. Je pince sa cuisse en esquissant un sourire pour lui signifier de se tenir tranquille, et je prends en mains mes propres cartes. Je ne mise pas au premier tour, je redemande de l'alcool et demande, comme le plus grand des mystères: Laquelle d'ces dames porte le plus bonheur ? Et si on parlait aussi là dessus ? Un clin d'oeil à Helvalia, glissé à l'improviste. C'est que je voulais qu'elle soit plutôt à la place d'Alicia, même si j'ai renoncé à tout débordement charnel avec elle.

​Je reste silencieuse principalement parce que je suis occupée à les regarder jouer. Il n'y a pas eu beaucoup de table de jeu durant leur absence, du moins aucune à laquelle j'ai été conviée, et j'essaie de comprendre comment ce jeu fonctionne. J'ai dit à Jurgen que je savais jouer à certains jeux de cartes, un peu, mais certainement pas à celui-là et j'aimerais bien ne pas me ridiculiser si jamais je devais être amenée à jouer moi aussi !​ Les verres s'enchaînent autant que les tours, mais ni Jurgen ni Colin ne se montrent particulièrement chanceux. En réalité, c'est le brun installé à la droite de Jurgen, qui remporte la plupart des manches, et aucune fille n'est installée sur ses genoux !

Je ne gagne strictement rien et je commence à m'ennuyer. Une soirée où on ne gagne pas d'argent n'est pas aussi stimulante. Pire, même la musique m'irrite alors que je vis avec elle chacune de mes journées et que je ne saurai désormais plus faire sans. Je soupire et me masse les yeux, Alicia se dandine sur moi dans un éclat de rire venu d'on ne sait où. Je dis pas, elle est efficace, cette femme, elle fait bien son travail mais elle m'agace. J'ai envie d'aller prendre l'air. Félicitations, gars. J'aurais ma revanche, hm. J'esquisse un sourire par pure diplomatie mais personne ne doit être dupe et je me redresse à mon tour. J'avais envie de m'amuser mais le jeu m'a plombé. J'avais besoin de gagner. Naa, Gute Nacht. Je vais occuper la balancelle du jardin en passant par la porte dissimulée par les rideaux, bouteille à la main et cigare entre les dents. Ici, c'est bien plus calme. Ça permet de penser un peu aux crimes que j'ai commis à Port-Royal, et ça aussi, ça me déplaît.

Je crois que je vois le sourire quitter les lèvres de Jurgen, et celles de Colin, à mesure que la partie avance. Ils perdent tous les deux et ont visiblement beaucoup de mal à accepter ça. Je perds moi aussi mon sourire parce que ça n'a rien de très amusant, d'être assise sur les genoux d'un homme qui s'agace, et je suis vraiment déçue quand Moineau quitte tout à fait la table de jeu. Je pince les lèvres, embarrassée, mais je reste pour encore un tour afin de ne pas avoir l'air de le suivre. Quelques instants après, je m'excuse auprès de Colin et je dis que j'ai besoin de me rafraîchir.

Personne ne fait vraiment attention à moi et je m'éclipse vers le jardin où j'ai vu disparaître Jurgen. Un petit sourire se dessine sur mes lèvres lorsque je le trouve sur la balancelle, et je m'approche, les bras croisés sur la poitrine. « Alicia ne t'a pas porté chance, ce soir, mh ? » Je désigne la balancelle. « Je peux ? »

L'avantage d'avoir fait ce trajet jusqu'à Port Royal, c'est qu'on a pu trouver des informations de tous types. Y compris sur Franco. On sait désormais où logent ses soeurs et sa mère. C'est bas, d'accord, mais on s'attend toujours à des représailles. Je pense au fait que je n'ai pas envie d'en arriver jusque là, mais si l'homme n'a pas encore agi, c'est qu'il se prépare au mieux et qu'on a bien fait de laisser quelques hommes là bas. Ça me trotte dans la tête, parce que même si on leur a demandé de rester calmes, ce n'est pas vraiment dans leur caractère. J'allume mon second cigare quand Helvalia fait irruption dans ma bulle. J'arrête la balancelle du pied et je tappe le bois du plat de la main en lui rendant un sourire un peu déformé. Rien d'nouveau, mais j'crois qu'elle m'a rendu un peu sourd par contre… Je fais mine de me gratter l'oreille. Tu peux v'nir mais tu promets de m'aider à replacer les feuilles ensuite ? 

Il veut bien me laisser le rejoindre, et j'esquisse un sourire en venant m'asseoir à côté de lui. Je le fais dans un mouvement fluide, léger, qui fait à peine vaciller la balancelle, et mon épaule trouve naturellement le contact de la sienne. Là, je souffle ma promesse. Je t'aiderais à les replacer, je ne voudrais pas qu'on nous la vole. Et juste comme ça, de cette phrase anodine, je la déclare nôtre. Je tourne le museau pour regarder devant moi, les rires et la musique nous parviennent étouffés, depuis l'intérieur. C'était calme ici sans vous. Je suis contente que vous soyez rentrés.

Elle a de la grâce, cette fille. C'est d'ordinaire pas ce que je regarde chez les femmes mais la rouquine se distingue entre autres par ça. Une fois qu'elle s'est assise à côté de moi, mon pied relance la balancelle à un rythme lent et régulier. C'est agréable de l'avoir là, loin de l'agitation. Personne ne vient jamais ici, c'est sûr, mais je n'ai pas très envie que quelqu'un trouve l'idée alléchante… Il fait chaud, dehors, mais toujours moins qu'à l'intérieur et ça me donnerait presque envie de passer la nuit ici. Je propose à Helvalia mon cigare à peine entamé quand elle promet. Elle me redonne le sourire. Je n'ai vu que peu de femmes fumer, mais peut-être est-elle de celles-ci ? J'en serai surpris à vrai dire. Personne n'a été d'mauvaise compagnie, hm ? 

Il tend son cigare dans ma direction et je plisse le museau en avouant sans honte. Je n'ai jamais fumé... Pourtant, je suis toujours ouverte aux nouvelles expériences et je m'empare su cigare dans une moue circonspecte. Je secoue la tête à sa question. Non, personne. Il y a eu quelques soirées un peu agitées mais Yann a bien vite calmé tout le monde, ça s'est bien passé. Le tavernier possède une autorité naturelle assez impressionnante tant qu'il ne faut pas jouer des poings, je ne l'ai jamais vu cogner personne mais il semble qu'il soit suffisamment respecté ici pour que tous l'écoutent sans sourciller. Avec une légère hésitation, je porte le cigare à mes lèvres et j'inspire lentement, comme j'ai vu les hommes le faire cent fois. Je fronce les sourcils en toussant, recrachant la fumée.

Mes yeux se posent sur ses lèvres quand elle me répond, et s'y accrochent tout-à-fait quand le cigare se glisse entre elles. Elle a quelque chose de fascinant, même quand elle tousse et que les larmes lui montent aux yeux. Cette fois cependant, je ne panique pas comme la dernière fois où on a mangé trop épicé. Je la laisse gérer la situation. Naa… T'étais pas obligée d'essayer. Je me saisis d'une de ses mèches de cheveux avec le naturel auquel l'alcool contraint, accoudé au dossier de la balancelle. J'ai cru comprendre que Colin était souvent 'vec toi… Ça t'pose pas d'soucis pour, euh, le travail ? 

Il tend la main vers moi, et je retiens mon souffle lorsque ses doigts s'accrochent à une mèche de mes cheveux. Je me tourne tout à fait vers lui, et finalement je me déplace légèrement pour plier les jambes et m'asseoir en tailleur sur la balancelle, le dos contre la barre. Colin c'est du travail. Il me paye. Je hausse doucement les épaules et je ne sais pas pourquoi je me sens obligée de préciser. Ce n'est que du travail. J'étire un mince sourire en poursuivant sur la même veine. Et... Alicia et toi, alors ?

Je ne sous-entendais pas qu'elle pouvait avoir une relation avec le marin, mais je me demandais s'il ne la dérangeait pas. Je l'ai trouvé extrêmement collant tout de même ce soir. Alors pourquoi j'en ressens un certain soulagement ? J'ai de toutes façons du mal à imaginer que qui que ce soit puisse être sincèrement attiré par Colin. J'écarquille pourtant les yeux quand elle me demande ce qu'il en est d'Alicia et je prononce ce son si distingué : Hein ? Je crois saisir où elle veut en venir. Nee ! Nee, enfin… Alicia c'est… rien, y'a rien entre elle et moi. Je m'en défends farouchement à présent parce que non, enfin ! Alicia me plaît à peine, et puis l'idée même qu'on croit que j'ai une femme dans ma vie me déplait. T'as cru que... Elle et moi ? Vraiment ?

Je crois que je dissimule assez mal mon soulagement quand il me dit qu'il n'y a rien entre Alicia et lui. Et moi-même je ne sais pas pourquoi j'en ressens une telle satisfaction, et je préfère ne pas creuser pour chercher à le comprendre. Je pince les lèvres en m'empourprant légèrement. Ben, je... Disons qu'elle avait l'air très heureuse de te voir ? J'esquisse un sourire, je n'oublie pas qu'Alicia est, comme moi, une courtisane, mais ça ne nous a jamais empêché d'avoir des sentiments ni d'être les régulières de qui que ce soit ! Moi-même, j'ai toujours évité ce genre de relations compliquées, mais beaucoup de filles cherchent ça justement parce qu'elles se sentent plus en sécurité.

Mon regard dans le sien, je me mordille un instant la lèvre inférieure, en songeant qu'une nuit en sa compagnie doit être agréable... Et puis qu'est-ce qui m'en empêche s'il n'est la chasse gardée de personne...? J'hésite un instant à le lui proposer, mais je n'ose pas le faire, et à défaut je lui propose autre chose. Si tu ne comptes pas passer la nuit avec elle... On pourrait aller se balader ?

Elle a les yeux bleus, non ? Ça ressemble à l'océan. Aux lagons où l'on s'arrête parfois pour en prendre plein la vue. Et là, merde, j'en prends plein la vue. Je sens aussi que mes paumes deviennent moites parce que si je ne rêve pas, elle m'invite bien à sortir quelque part là, non ? Je lâche la mèche que je tenais entre les doigts et hoche la tête. Ja… Ja, 'vec plaisir. T'as une idée de où tu veux aller ? Je lui tends la main afin qu'elle puisse s'y appuyer pour se redresser et je lui coule un regard incertain. Est ce qu'elle veut passer la nuit avec moi ? C'est ce qu'elle sous-entend non ? Je sais pas. Merde, je ne sais pas du tout quoi en penser, il n'empêche que je veux bien faire toutes les balades qu'elle me proposera, même si elles finissent en se desappant tous les deux sur la plage. Surtout si elles finissent comme ca. Adieux tous les principes du monde. Mais comment j'en suis arrivé là ? Est ce qu'elle peut lire dans ma tête ? Vite, autre chose. Tu… tu crois qu'Alicia veut quelque chose avec moi ? L'idée me déplait mais Helvalia semble bien mieux placée que moi pour déceler ce genre de choses. Je l'ignore alors, mais j'ai raté un paquet d'occasions dans ma vie.

Dans la pénombre, je ne distingue pas suffisamment sa peau pour savoir s'il s'empourpre, mais je perçois malgré tout son malaise qui, au départ, me fait sourire. Je vends mon corps pour gagner ma vie, et j'ai perdu il y a longtemps le compte des hommes qui l'ont possédé. Jurgen me plaît beaucoup, et puisque je n'ai de toute façon pas le choix de ce que je dois faire, quel mal y aurait-il à lier l'utile à l'agréable en le séduisant, lui, plutôt qu'un autre qui ne me plairait pas ? Voilà c'est aussi simple que ça.

Ma main se glisse dans la sienne et je descends de la balançoire en dépliant agilement les jambes. On pourrait aller sur les toits...? Tu as déjà été sur les toits, ici ? Je veux dire... Hormis pour t'enfuir d'une auberge en feu. J'ai un petit sourire mutin qui, malheureusement, meurt bien vite quand il mentionne à nouveau Alicia. Je cligne des yeux parce qu'à son empressement à me dire, tout à l'heure, qu'il n'y avait rien entre eux, j'ai cru qu'il ne voulait rien entre eux. En fait, j'ai mal interprété les signes, que je suis idiote ! Bien-sûr, il est mal à l'aise parce qu'Alicia lui plaît et qu'il ne sait pas comment le lui montrer. Ma main abandonne la sienne, et j'étire un sourire pour le rassurer. Oh mais c'est évident, je crois que tu lui plais beaucoup, elle a parlé de toi constamment pendant un mois...

Aller sur les toits… Elle me demande sérieusement si je suis déjà allé sur les toits ? Je passe ma vie en hauteur dès que j'en ai l'occasion ! C'est un peu ma façon de m'envoyer en l'air. Je la regarde, malicieux, parce que je me souviens de sa paire de fesses quand elle descendait l'échelle. Les toits ! Vas pour les toits. Mais on reste au moins jusqu'à la tombée d'la nuit, alors. Je la laisserai probablement monter en première. Après tout, il n'y a pas de mal à apprécier les beautés du monde. Les filles comme elle sont rares ici. Il n'y en a pas, en fait, et je soupçonne la rouquine d'être absolument exceptionnelle et unique dans le monde entier. Quand sa main lâche la mienne, je ne comprends pas tout de suite. Merde, elle a du trouver cette main moite complètement dégueulasse et je ne peux pas lui en vouloir, ça l'est. Ou bien… Elle a trop de respect pour Alicia pour toucher à moi ? Je réfléchis trop, mais c'est la seule raison que je puisse voir. Ceci dit, je tilte, tout de même. Elle… quoi ? M'enfin ? J'lui ai déjà dit ! Je n'vois pas comment j'pourrai être plus clair. C'est… c'est arrivé qu'une fois et puis… Je me passe la main sur les yeux et crochète d'autorité son bras au mien. Au moins elle ne subira pas ma main. Comment j'peux lui dire ? Désormais, Helvalia est ma ressource principale. Elle connait bien mieux les femmes que moi, même si j'ai dans l'idée que pour qu'Alicia comprenne, je devrai peut-être commencer par cesser de lui peloter le cul.

Il accepte de me suivre et j'en ressens un profond soulagement, doublé d'une grande satisfaction. Je crois que je n'avais pas très envie de retourner à l'intérieur et de devoir m'asseoir à nouveau sur les genoux de Colin, forcée de finir la soirée avec lui. Il s'étonnera de ne pas me voir revenir mais puisqu'il n'a pas encore payé pour la nuit, je ne lui appartiens pas et je suis encore libre de faire ce que je veux ! Je ne doute pas qu'une autre courtisane se fera un plaisir de l'attirer dans sa chambre... La nuit va bientôt tomber, ça devrait aller ! Il est arrivé en fin d'après midi et la partie a duré un moment, il fera nuit bientôt.

Et puis il s'offusque de mes suppositions en glissant son bras sous le mien dans un geste qui me surprend. Je fronce les sourcils, en levant les yeux vers lui, quelque peu embarrassée. Comment lui dire...? Elle... Enfin... Elle ne te plaît pas ? Je ne m'attendais pas vraiment à cette explication pour une raison assez évidente que j'explicite d'ailleurs à voix haute. Et bien vous êtes quand même très proches... Tu la prends sur tes genoux, tu la... Mh, enfin tu la touches facilement... Ce sont des signaux assez contradictoires...

Je ne me sens pas si con, parce que pour une fois, j'ai à moitié compris de moi-même. Ceci dit, les propos de la rouquine tiennent presque du reproche. Du moins je ressens une petite pointe de culpabilité. Alicia est la seule avec qui je me permette d'être aussi tactile, parce que c'est un terrain connu. Un terrain connu qui, plus le temps passe, plus l'agacement croît. Elle-même me montre beaucoup d'affection, de celle qu'ont les filles pour leur protecteur mais quand j'y réfléchis bien, les autres filles n'agissent pas ainsi. Et je n'agis pas ainsi avec elles non plus, hormis une fois de temps en temps une proximité toute relative. Je garde un peu le silence le temps d'encaisser, et je souffle: Putain de merde… C'vrai… Mais… hé, c't'elle qui vient, en général, moi j'lui demande rien et puis on baise même pas… Tu sais je..euh...Enfin… Hm, bref. Je prends la décision d'être clair dès demain avec Alicia, et les poches ne servent pas à rien, j'y garderai les mains. J'ai la présence d'esprit de ne pas dire à Helvalia que ce n'est pas dans mon habitude de consommer les mets charnels de La Barbe. Ce soir néanmoins, j'ignore mes poches et, à l'approche d'un baril de goudron, je lâche le bras pour poser les mains sur les hanches de la rouquine et la hisser dessus. 'Tention… J'monte par là d'habitude, mais si tu veux, j'vais te chercher une échelle ?